Al-ahram hebdo : Qu’est-ce qui vous a poussé à réaliser votre documentaire La Confrérie : Enquête sur les Frères musulmans ?
Michaël Prazan : Au retour d’un tournage d’un autre documentaire, j’étais de passage en Egypte. Le film, L’Histoire du terrorisme, se déroulait en trois épisodes, sur trois phases différentes, de 1945 jusqu’à aujourd’hui. Il couvrait un certain nombre d’organisations à travers le monde avec un chapitre sur les Frères musulmans. Il s’agissait d’étudier les relations entre les Frères musulmans et certains groupes djihadistes comme Al-Qaëda.
A cette occasion, j’avais rencontré l’ancien guide suprême, Mohamad Mahdi Akef, qui m’a fait venir chez lui. J’ai aussi rencontré Mahmoud Al-Zahar, un dirigeant du Hamas. Ce qui m’avait frappé c’est que tous deux avaient des personnalités différentes, mais adoptaient le même discours, comme s’ils étaient formatés de la même manière.
Akef n’a jamais voyagé et n’a jamais fait connaissance du monde occidental. Il naviguait plutôt en interne. J’ai voulu comprendre cette dimension un peu sectaire qui isole les Frères musulmans du monde. Ce qui fait qu’ils ont une perception différente du monde, qui est fausse, paranoïaque et défensive. A l’époque, Akef était très loin d’imaginer qu’une révolution aurait lieu ou qu’un jour, les Frères musulmans allaient prendre le pouvoir. C’est un homme qui n’a pas l’habitude de la langue du bois et qui n’a pas l’habitude de parler à des Occidentaux et, du coup, il disait certaines choses assez franchement. Il était par exemple incapable de condamner Bin Laden ou Al-Qaëda.
D’ailleurs, la concomitance des dates fait que j’étais présent au Caire quelques mois à peine avant le soulèvement de la révolution. Les Frères musulmans étaient la force la plus structurée. Pour moi, ça ne faisait aucun doute qu’ils allaient réussir un jour à prendre le pouvoir. Au moment où la révolution a eu lieu, j’étais à Paris. J’avais dit à mon producteur qu’un film sur les Frères musulmans, qui sont très méconnus en Europe, et notamment en France, serait très important en terme d’information. Et c’est comme ça que l’enquête a commencé.
— Comment avez-vous procédé pour tourner votre documentaire ?
— J’avais déjà commencé à m’intéresser aux Frères musulmans et à lire les textes fondateurs, comme les écrits de Hassan Al-Banna ou de Sayed Qotb. Puis, j’ai consulté un certain nombre de spécialistes qui me semblaient irréprochables et fiables, mais qui ne sont peut-être pas les plus connus dans le contexte français.
Il y avait beaucoup de travail à faire avant de venir ici, en Egypte. La préparation du film a duré presque 8 mois pour accumuler des connaissances et pour contact avec les Frères. J’ai voulu être en contact avec eux et qu’ils s’adressaient directement à moi, pour m’expliquer quelle est l’histoire de leur mouvement, quelle est son idéologie, quels sont les buts qu’ils ont fixés … Je savais qu’ils n’allaient pas me dire tout, et qu’il y aurait certaines zones d'ombre, mais c’était mon travail d’éclaircir ces zones. En parallèle, on a fait une recherche d’archives où certaines déclarations disent à peu près le contraire de ce qu’ils m’ont dit. Lorsqu’ils s’adressent à leur public, le discours est tout à fait différent.
— Vos documentaires sont-ils toujours liés à la politique ?
— Pas nécessairement. Ils sont principalement historiques. J’essaie de faire la généalogie du monde d’aujourd’hui. Je prends un phénomène d’aujourd’hui et je remonte loin dans le passé. J’essaie de comprendre comment l’Histoire détermine des phénomènes qu’on observe dans le monde dans lequel nous vivons. C’est un peu ça qui guide un certain nombre de mes projets, films et écrits.
— Le film documentaire a été rapidement suivi par un livre, Frères musulmans : Enquête sur la dernière idéologie totalitaire. Pourquoi ce besoin de compléter ?
— Quand on fait un documentaire de 2 heures, c’est très difficile d’arriver à être à la fois pédagogique et à tenir le public en haleine, surtout qu’il s’agit d’une histoire étrangère avec des interlocuteurs qui ne sont pas français. Evidemment, on ne peut pas tout dire dans le film, mais c’est la règle du jeu. L’exercice du documentaire est un exercice de synthèses de simplification et un jeu avec l’image, qui est parfois beaucoup plus puissante que les mots.
Après le film, qui s’arrête sur la campagne de Morsi pour la présidentielle, j’étais épuisé par le travail et les rencontres que j’avais faits avec les Frères musulmans. Mais un ami, Pascal Brutenaire, qui travaille aux Editions Grasset, m’a convaincu qu’un livre serait tout aussi important. C’était l’occasion d’aller plus loin, d’évoquer plus de détails. J’avais le temps pour le faire et je me suis arrêté après la chute des Frères musulmans.
— Le titre donné au livre est plus intrigant que celui donné au film ...
— Au moment de la réalisation du film, je ne connaissais pas encore la fin de l’histoire. Je ne savais pas que le régime des Frères musulmans allait durer aussi peu. C’était une surprise. Dès le pré-générique du film, je pose cette question : est-ce que les Frères musulmans sont la dernière idéologie totalitaire du XXe siècle ? Dans le livre, j’y réponds d’une manière un peu plus claire et affirmative. Je montre que les Frères musulmans ne représentent pas l’islam, que c’est une idéologie tout à fait particulière qui a beaucoup à avoir avec le fascisme, le communisme. Et ce sont deux origines qu’ils revendiquent aussi, d’une certaine manière.
Qu’est-ce que c’est qu’une idéologie totalitaire ? C’est un système de pensée rigide, c’est aussi l’idée que cette idéologie incarne le meilleur des mondes et que, si on ne fait pas partie de ce meilleur des mondes, on ne fait pas partie de la société. C’est une vision très autoritaire du pouvoir et de l’Etat.
Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à lire le programme en 50 points écrit par Hassan Al-Banna et remarquer les mots comme « sanctionner, punir … », tout un lexique répressif. Les Frères musulmans ont une idéologie qui a pour vocation un monde globalisé. L’idée d’un calife mondial et d’une société islamique mondialement globalisée : c’est cela le but suprême à atteindre.
— Lors de la diffusion du film, quelle a été la réaction du public ?
— Le documentaire a été diffusé sur France 3 en 2013, puis 2 fois en 2014. Cela témoigne du courage de la chaîne à le faire. Les Frères musulmans sont partout en Europe, et notamment en France. J’avais des appréhensions, mais j’ai eu de bonnes critiques de la presse, notamment de journaux et de magazines d’influence comme Télérama. Le film révèle beaucoup de choses sur les Frères musulmans.
— Y aura-t-il une deuxième partie qui complétera le documentaire ?
— L’idée est toujours possible. Il faut juste attendre et voir comment évoluent les situations, non seulement égyptienne, mais aussi tunisienne et marocaine, et ce qui va se passer en Europe. Je sais que certains dirigeants de la confrérie vont trouver refuge en Grande-Bretagne et ailleurs.
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