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Rêves alexandrins

Aldo Nicosia , Mercredi, 12 juin 2024

Le premier long métrage du réalisateur et scénariste égypto-suisse Tamer Ruggli, Retour en Alexandrie, nous emmène dans un voyage introspectif confrontant les héros à leurs blessures et souvenirs d’enfance.

Rêves alexandrins
Un voyage initiatique en décapotable.

« L’Alexandrie de mon enfance n’est plus. Eparpillée aux quatre coins du monde, elle survit dans la mémoire des Alexandrins cosmopolites installés dans leurs nouvelles patries. (...). Je n’en connais pas un seul qui ait réussi à s’intégrer pour devenir le sel de la terre d’accueil. Il leur arrive de se rencontrer ou de se fréquenter dans leurs villes d’adoption, mais ils parlent rarement du cataclysme qui les a dispersés en 1956. Il est des blessures qui ne se cicatrisent jamais, on les tait par crainte de les raviver, par pudeur aussi. (…) Alexandrie revit par la mémoire et dans nos mémoires », a écrit dans l’un de ses textes le journaliste Paul Balta, l’un des fils de la ville portuaire mythique. Elle revit également par les histoires de ses habitants adressées aux nouvelles générations.

Dans cette atmosphère de conte ou rêve nébuleux à yeux ouverts, mais parfois aussi de cauchemar à repousser, il faut lire les événements du film Retour en Alexandrie (production 2023, France, Egypte, Suisse).

C’est le premier long métrage du réalisateur suisso-égyptien Tamer Ruggli (né en 1986), qui a choisi comme titre en arabe Wahachtini (tu me manques). La solitude est sans doute constante dès les premières scènes du film, qui se déroule dans une réalité suisse calme, presque somnolente, verte mais peu ensoleillée. Ici Sue, ou Susie (l’actrice et réalisatrice libanaise Nadine Labaki), vit seule. Psychanalyste établie en Suisse, elle prodigue de sages conseils à ses patients. Elle dit à l’un d’eux, en souriant : « Chaque minute qui passe est l’occasion de changer le cours de votre vie ». C’est facile à dire ..., à tel point qu’après avoir reçu un message sur son portable, elle a très vite la tête dans les nuages !

Tante Injie lui apprend que sa mère Faïrouz (jouée par Fanny Ardant) est dans un état grave. Et voilà que la bande de son existence commence à se rembobiner : qu’est-ce qui l’a amenée si loin de son Egypte ensoleillée, pour s’enfermer dans une maison immense, hypermoderne, mais froide, grise et vide, terriblement vide ?


La maison-temple de tante Injie (Menha el-Batraoui).

A partir de ce moment, les fantômes de son enfance se matérialisent et lui rendent visite à plusieurs reprises : d’abord un enfant qui lui semble familier apparaît, puis sa mère le rejoint. Elle est toujours aussi belle et chante une chanson de Dalida.

Susie se précipite vers l’Egypte pour revoir sa mère ; elle fait face à un passé familial douloureux après vingt ans d’absence. A l’aéroport du Caire, elle choisit un beau chauffeur de taxi en chemise rose, « un peu par hasard ».

La mélodie poignante de l’immortelle chanson Ahwak (je t’aime, de Abdel-Halim Hafez) joue en arrière-fond lorsqu’elle entend le mot « amour » prononcé par le chauffeur de taxi ; Susie est bouleversée. Le fantôme de sa mère semble l’inhiber dans la recherche du contact humain.

Heureusement, l’enfant est toujours là pour alléger l’ambiance. Son nom est Bobby, l’alter ego de la psychanalyste (interprétée par la jeune Suissesse Eva Monti), ou l’enfant que la mère aurait voulu avoir à sa place.

La maison de tante Injie (l’actrice Menha el-Batraoui) regorge de meubles baroques, de vieux cadres et souvenirs. Ils appartiennent à une grande famille égyptienne de la classe aisée.

Le monologue de sa tante, hilarant et théâtral, sert également à nous faire découvrir les profondeurs du passé entre Susie et sa mère. Sa performance apparaît aussi comme la caricature d’une vieille femme hystérique appartenant à une classe qui fut la cause de l’inertie sociale du pays. Tel un perroquet, cette bourgeoisie veut imiter l’Occident, mais elle ne le fait que superficiellement.

En tout cas, le film de Ruggli semble se concentrer sur l’histoire privée des conflits vécus au sein d’une famille, qui se condensent en deux drames : le manque de la liberté d’aimer et l’incapacité d’aimer sa fille.


Fanny Ardant et Nadine Labaki : une confrontation fille-mère.

Au volant d’une décapotable

On aperçoit déjà la figure du mystérieux amant de la mère, un capitaine français, avec qui la mère aimerait passer une vie en rose. Mais de cette vie rêvée, il ne reste que la couleur de sa décapotable Desoto qui, avec les pyramides en arrière-fond, apparaît comme l’icône un peu exotique de ce film.

Au volant de la voiture mythique, Susie met le cap sur Alexandrie. Les fantômes de sa mère et de son alter ego Bobby la suivent partout. Puis vient enfin l’heure des confidences et des révélations chocs, une sorte de séance psychanalytique qui se déroule dans le vide absolu et angoissant du désert. Celui-ci est le seul à absorber leurs conversations, entre ressentiments et reproches nourris depuis des décennies. Des sujets jamais abordés sont décortiqués, jusqu’à toucher à la question cruciale posée par Susie : « Mais toi, maman, tu m’as jamais aimée ? ».

A ce moment-là, le jaune du désert engloutit le fantôme de la mère, qui ne peut que s’enfuir. Sa fille enfin parvient à lui pardonner. Quelque chose s’est passé. Le voyage l’a disposée à surmonter sa rancoeur.

L’éveil des souvenirs

Alexandrie est déjà aux portes, annoncée par la mélancolique chanson de Nagat Ana baachaq al-bahr (j’adore la mer). La rencontre fatidique avec la mère approche. Ce serait peut-être le fameux moment qui pourrait changer une vie ?

Retour en Alexandrie apparaît comme un voyage initiatique de croissance et de maturation qui se déroule à travers les lieux, les objets, les symboles, les sons et les visages d’une mémoire troublée.

Ceux qui sont nés à Alexandrie ou ont simplement vécu leur enfance en Egypte pourront profiter pleinement de ce fruit délicat et délicieux avec la voracité de ceux qui en ont été privés, après l’avoir goûté, en raison de nombreux mystères de l’Histoire et du destin. Au-delà d’un certain maniérisme, si l’on regarde le film comme un long rêve, ces derniers retrouveront des couleurs, des formes, des voix perdues, et en eux des souvenirs poignants se réveilleront.

Le long métrage, que le réalisateur qualifie de semi-autobiographique, doit être lu comme une tentative de reconstituer des fragments d’un monde qu’il a intériorisé et élaboré pendant des années, grâce à ses expériences d’enfance, et aussi grâce aux histoires de sa mère égyptienne. Il le fait certainement avec des touches légères, un certain humour et un amour sincère.

Actuellement au cinéma Zawya, 15, rue Emadeddine, centre-ville du Caire.

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