Certaines rappeuses égyptiennes ont réussi à briser des murs en entrant dans un univers longtemps dominé par les hommes. Aujourd’hui, elles ont leur mot à dire et affichent leur appartenance à un mouvement culturel et musical qui tire ses origines du hip-hop, fondé sur la récitation chantée de textes souvent révoltés et scandés sur un rythme répétitif.
« Tu me regardes mais je n’ai pas honte. Tu siffles, tu me harcèles, pensant que c’est bien. Mes habits ne sont pas inappropriés, plutôt ta façon de penser ; c’est toi la personne à blâmer », martèle Rawane.
Lors de sa dernière apparition sur scène, le mois dernier à l’Université américaine du Caire, devant plus de 1 000 personnes, Rawane a fait exploser avec sa musique hip-hop et ses chansons osées, abordant des thèmes sensibles liés à la sexualité et à la virilité. Sa voix et les paroles qu’elle chante reflètent ses origines modestes, ayant grandi dans Al-Hadra, un quartier populaire d’Alexandrie animé par un chahut permanent.
Soska, libre comme la mer.
Rvwvn, de son vrai nom Rawane Karem, ou encore Raw Ann sur Facebook, s’est taillé une place de choix parmi les stars du rap féminin. Etant aussi une fervente féministe, elle brille au micro grâce à son flow captivant et son charisme à toute épreuve.
Comme la plupart des rappeuses égyptiennes, elle essaie de répandre sa musique comme une traînée de poudre. Et cherche ainsi à combattre les conservatismes de tous bords. « On utilise notre voix pour prouver qu’il est possible de devenir ce qu’on veut. On essaie de montrer aux gros groupes qu’on est des acteurs importants du paysage musical contemporain, tout comme les garçons », note la jeune rappeuse de 27 ans.
La musique arrive tôt chez Rawane. Elle a commencé à l’adorer dès l’âge de sept ans. Et a débuté sa carrière musicale vers 17 ans. Après avoir obtenu son baccalauréat, son père lui a offert une guitare comme cadeau. Plus tard, elle s’est mise à écrire des textes, réalise des clips et les poste sur YouTube. Son audience augmente et son style se précise. Ensuite, elle a continué à expérimenter et à varier ses influences musicales.
Pour évoluer dans sa carrière de rappeuse, Rawane n’a épargné aucun effort pour assister à des ateliers de formation. D’ailleurs, elle vient de terminer, en avril 2024, des cours en musique trap avec Nvak. Il s’agit d’une fondation américaine qui, installée en Egypte pendant six mois, a formé de jeunes gens entre novembre 2023 et avril 2024.
En collaboration avec l’ambassade des Etats-Unis au Caire et les organisateurs du festival She Arts, encourageant les créations féminines, Nvak a fourni des stages spécialisés, ciblant les jeunes rappeuses. « Ce genre d’atelier nous donne l’occasion de nous entraîner, d’acquérir une confiance en soi et de développer notre créativité. On apprend le rap en le pratiquant. Quand on écoute beaucoup, on se familiarise avec le style et la forme, mais le véritable apprentissage — la mise en scène, le culot et la répartie — se fait lorsque l’on se laisse aller », explique Rawane toute confiante, sur un ton déterminé.
« Le rap, c’est comme faire du vélo », lance Tamara, responsable de Nvak, en tournée dans les pays du Moyen-Orient et de l’Afrique en vue de transmettre son savoir-faire. « Le rap est basé sur la rime, qui est une séquence rythmique de mots agréable à écouter et qui demande beaucoup de pratique », explique-t-elle sur le site web de la fondation.
Une forme de résistance
En Egypte, le nombre de ces artistes-femmes, dont l’âge varie entre 16 et 35 ans, ne dépasse pas les doigts des deux mains. Elles composent les paroles, choisissent la mélodie et le rythme du rap. Et ce, afin de créer des morceaux musicaux allant de pair avec les événements de leur temps. Pour elles, la musique est une forme d’expression de soi et une résistance pour faire face aux problèmes sociaux qu’elles affrontent. Il faut prendre aussi en considération que plusieurs d’entre elles sont issues de milieux défavorisés et donc utilisent leurs voix pour empocher quelques sous et vaincre leur pauvreté.
Alors, elles chantent en ligne ou sur scène jusqu’à l’essoufflement, afin d’aborder des sujets très variés et écoutés par d’autres jeunes, dépassant les 25, 30 ou 35 ans. Certaines d’entre elles s’inspirent notamment de leurs épreuves personnelles ou amoureuses. D’autres célèbrent le sexe sur des sonorités festives. Plusieurs ont baigné dans le rap français ou américain dès leur plus jeune âge. Bref, elles utilisent leurs voix pour aborder des thèmes tabous. C’est la raison pour laquelle elles sont rejetées, parfois par leur famille, leur entourage ou le grand public.
Impossible de parler des rappeuses les plus marquantes de notre époque sans évoquer Sawsan Adel, alias Soska. Pour la simple et bonne raison qu’elle est considérée comme la pionnière du rap féminin en Egypte dès ses débuts en 2006.
Avec ses cheveux éparpillés teints en blond, poète et parolière, Soska a l’habitude d’écrire elle-même ses chansons, liées souvent à la sexualité. « Ma mère est en voyage. On fera la fête ! En espérant qu’elle ne reviendra pas plus tôt que prévu, et qu’elle n’interrompra pas notre joie », écrit Soska, la trentaine.
Elle évoque l’accueil chaleureux qui lui est réservé sur scène. Mais reconnaît avoir été la cible de plusieurs critiques négatives sur la toile. Sa vidéo vue par plus de deux millions d’internautes a surtout provoqué des réactions d’indignation sur les réseaux sociaux. Car elle aborde des sujets tabous et ne manque pas de choquer la société conservatrice.
En 2011, pendant la Révolution du 25 Janvier, Soska s’est mise à interpréter des chansons politiques qui ont coïncidé avec l’étincelle du Printemps arabe. Mais elle a vite renoncé aux textes trop politiques, annonçant sur sa page Instagram : « J’ai décidé d’arrêter de parler politique, pour ne pas perdre une bonne partie de mon public », en déclarant que des artistes tels Kendrick Lamar Duckworth (rappeur, parolier, réalisateur et acteur américain) et Kanye Omari West (rappeur, chanteur, compositeur, réalisateur artistique et designer américain, originaire de Chicago) lui ont donné envie de prendre le micro.
D’après Yassmine Farrag, professeure de critique musicale à l’Académie des arts, le hip-hop est une culture urbaine, mais aussi un phénomène social faisant fi à la ségrégation raciale visant les Afro-américains, lequel a fait apparition vers la fin des années 1960 et le début des années 1970 à New York.
« A l’époque, les rappeurs défendaient les droits des Noirs et décriaient les inégalités sociales déchirant le pays le plus riche au monde. Cette population afro-américaine est, en effet, ghettoïsée et exposée à de multiples problèmes sociaux, tels que le chômage, le manque d’accès aux soins médicaux et à l’éducation », précise Farrag.
Quelques années plus tard, ce phénomène a évolué à travers le monde pour servir des besoins sociaux, notamment en France et en Angleterre vers 1991, puis au Canada en 2002.
Le rap est ainsi devenu un style musical original pour dire les choses de façon crue et authentique, mais aussi un espace d’expression des minorités marginalisées et racisées, sur les problèmes sociaux qui les touchent, notamment la pauvreté.
Raw Ann fait un tabac sur scène.
Les cauchemars de Dareen
« A travers les thèmes que j’aborde, j’essaie de lutter contre les discriminations sociales. Il n’existe aucune égalité entre nous, en tant que rappeuses et rappeurs, c’est-à-dire entre hommes et femmes. Nous sommes toujours jugées sur notre apparence, sur notre look, sur nos cheveux. On nous critique tout le temps. On nous dit ce qu’il faut porter et ce qu’il faut faire. Tu as le droit de faire ceci et tu n’as pas le droit de faire cela », commente la rappeuse égyptienne Dareen, lors d’un entretien diffusé sur TV5 le mois dernier.
Dans son nouvel album intitulé Kawabis (cauchemars), Dareen aborde divers sujets, visant tous à exprimer librement ses déceptions et ses états d’âme. Par le biais de ses chansons, elle raconte ses problèmes, les moments difficiles de sa vie qu’elle a réussi à surmonter, avec l’aide de ses parents, ses amis et ses camarades de classe. Persévérante, elle cumule aujourd’hui plus de 38 000 abonnés sur Instagram.
Sa dernière chanson « Layla », qui a enregistré 180 000 vues sur YouTube, mélange le rap et l’électro-populaire égyptien. Elle y fait part de son véritable amour pour cette culture qu’elle respire jour après jour et qui lui permet de révéler son talent.
« Est-ce que c’est plus difficile pour une femme de se lancer dans le rap ? La réponse est simple. En général, les rappeuses subissent les mêmes pressions que les femmes en société. La musique ne fait pas exception. Par exemple, la plupart des chefs de cuisine étoilés sont des hommes, la plupart des stylistes de la haute couture sont des hommes … Les femmes sont peu présentes dans le hip-hop ou l’électro-chaabi », explique Yassmine Farrag.
Donc, si c’est difficile pour un homme de se faire une place, alors, pour une femme, c’est pire encore. Plusieurs rappeuses ont témoigné qu’elles ont eu du mal à fréquenter les cercles professionnels et convaincre les gens du show-business de les aider ou de les accompagner.
Dire ce qu’elles pensent
Que ce soit Dareen, Soska, Mayam, Mayar ou Alya, elles ont l’air d’être de vrais garçons manqués, notamment au niveau du style vestimentaire. Même si elles ne dévoilent pas encore leur féminité, elles prouvent qu’elles ont autant de flow que leurs confrères. Les filles montrent qu’elles peuvent aussi écrire des paroles, créer des rythmes, monter sur scène, tout en disant ce qu’elles pensent.
« Ma mère refusait que j’en fasse ma carrière, disant : Tu ne peux pas rentrer tard, à 4h du matin, sans être accompagnée ! D’après elle, une fille n’est pas censée faire du hip-hop. La musique underground est associée soit au rappeur constamment drogué, soit au dealer, soit au consommateur fainéant. Mes parents ont commencé à accepter ce que je fais après avoir écouté mes oeuvres », confie Mayam Mahmoud, révélation de l’émission Arabs Got Talent en mars 2014. Des millions de téléspectateurs étaient branchés sur la chaîne saoudienne MBC pour assister à la remise à Mayam du prix Index pour la liberté d’expression, catégorie « Arts », décerné par une organisation caritative basée à Londres. « Si j’ai été choisie, c’est peut-être parce que j’utilise le rap pour défendre les droits des femmes. C’est ainsi que je suis devenue la voix des sans-voix », conclut-elle.
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