Tomber sous le charme d’une photo, chercher à déchiffrer le mystère d’un visage peu ou pas connu, pour décrypter des moments d’une vie abandonnée et des traits d’une ville effacée. C’est ainsi que le public procède en visitant l’exposition de photos de Kegham Djeghalian organisée à l’IFE par son petit-fils.
A l’entrée de l’IFE, des centaines de photos en noir et blanc s’offrent au public comme pour relater des récits divers. Médium extraordinaire, la photographie capte des moments, des souvenirs et des émotions tout en communiquant les récits des sans-voix et en documentant des traditions en voie de disparition, ou l’histoire qu’on cherche à anéantir ou à falsifier.
La famille Kegham, et le temps qui laisse ses traces sur les photos.
Ainsi, cette exposition s’articule autour de quatre thèmes : les deux thèmes « Studio » et « Gaza momento » retracent le parcours de Kegham Djeghalian qui reflète une résilience remarquable : ayant pu se sauver du génocide arménien en 1915, il a grandi au Levant et a choisi de s’installer en Palestine. Et, à Gaza, il ouvre le premier studio de photographie de la ville sous le nom de « Photo Kegham ». A travers ce thème, l’engagement sociopolitique de Kegham est dévoilé, et son rapport avec Gaza est cristallisé. Il englobe des photos prises à des occasions différentes : des fêtes de mariage chrétien ou musulman, un bal masqué, des rencontres entre Hassan Al-Banna et un groupe de jeunes hommes. Le troisième thème « Family Album » puise dans les racines familiales tout en mettant en lumière le contexte sociogéographique de Gaza au milieu du XXe siècle. Des photos de réunions familiales, des sorties en plein air redessinent la dimension conviviale et familiale de Kegham.
Au bord de la mer à Gaza.
Le quatrième axe est celui du « Zoom Call » qui a eu lieu entre Kegham et le photo-archiviste Marwan Al-Tarazi entre Le Caire et Gaza en 2021. Les captures d’écrans prises des photos partagées par Al-Tarazi mettent en évidence la difficulté d’accéder aux archives de Kegham. En effet, ces dernières deviennent les seules traces d’une collection à jamais disparue avec la mort d’Al-Tarazi assassiné, ainsi que toute sa famille, par les forces israéliennes en octobre 2023.
Une multitude de détails
L’aspect sociologique et historique de ces images est particulièrement intéressant, car elles dévoilent la manière dont les gens vivaient à l’époque à travers une multitude de détails : le lieu choisi pour une pose, un portrait du chef de famille ou de la famille entière, les costumes des Gazaouis, etc. Les catégories sociales sont très visibles aussi. Il y a en réalité beaucoup d’indices sur ces photos qui, à partir des années 1940, montrent les évolutions du paysage, avec par exemple les premières photos des camps de réfugiés, les chemins de fer entre Le Caire et Gaza qui ne sont plus là, le mode de vie et les pratiques sociales, notamment les cérémonies funéraires, les fêtes de mariage … En outre, des appareils photo, des outils photographiques anciens et des négatifs que l’artiste utilisait à l’époque sont exposés. L’exposition est accompagnée d’une bande sonore rassemblant les témoignages de gens qui ont connu Kegham. Ces derniers ont été enregistrés par le petit-fils en 2021.
Hassan Al-Banna déjà présent sur le terrain.
Directeur artistique et professeur d’arts visuels, le petit-fils de Kegham s’intéresse à la photographie depuis toujours. En 2006, il avait élaboré un projet de fin d’études sur la photographie de Jérusalem et de Bethléem, d’autant que sa mère est palestinienne. D’ailleurs, ce n’est qu’en 2018 qu’il a ouvert trois boîtes rouges héritées de son grand-père Kegham rassemblant les négatifs de près de 1 000 photos, pour commencer sa vraie découverte de son grand-père qu’il n’avait jamais rencontré et qu’il ne connaissait qu’à travers des bribes d’histoires d’ici et de là.
Quels étaient les critères de sélection des photos ? « L’aspect esthétique a son importance, bien entendu puisqu’il s’agit d’une exposition. Mais aussi, c’est l’approche qui a eu son impact. J’ai opté pour une approche plutôt typologique que chronologique. Et ce, en regroupant une série de photos qui semblent être prises dans un même contexte ou dans des contextes proches pour restituer une narration », explique Kegham, qui a choisi de n’accompagner les photos ni de dates, ni de précisions. Une ambiguïté alimentée par une charge affective et nostalgique. « Il s’agit donc d’une confrontation humaine avec les photos, une réflexion sur une histoire interrompue et une archive inachevée puisqu’elle n’est pas classifiée », souligne-t-il, en affirmant avoir découvert Gaza à travers la lentille de son grand-père. « Au coeur de mes recherches se trouve Kegham, l’homme derrière l’objectif, son héritage photographique et son histoire », dit-il. Et c’est ainsi qu’émerge une histoire de Gaza, derrière l’histoire personnelle de Kegham, une histoire singulière qui résiste à l’anéantissement, au temps et à l’oubli. Ainsi il n’a pas voulu effacer l’impact du temps sur certaines photos endommagées comme pour dire : le temps laisse ses traces, mais la photo est toujours là. « Ce qui distingue Kegham en tant que photographe est non seulement sa technique, mais aussi la dimension humaine, son lien avec Gaza et sa perspective sur elle bien qu’il soit arménien ».
Trois boîtes de négatifs héritées de Kegham.
Au-delà des documents historiques, la photographie demeure un moyen de documentation. Et les photos de Kegham ne sont pas de simples images. Mais bien plus. Derrière l’image, il y a aussi cet imaginaire qui reconstitue un manque, une absence, une histoire interrompue à l’image de celle des Palestiniens et des Arméniens.
Jusqu’au 12 mai, à l’IFE Mounira, rue Madrasset Al-Hoqouq Al-Fernsséya
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