Beaucoup de peintres ont cherché à reproduire des scènes du quotidien, ne serait-ce qu’à travers des portraits ou des paysages. A leur tour, ils sont devenus la source d’inspiration de cinéastes qui ont reproduit leurs tableaux dans leurs films. A titre d’exemple, Le Baiser (1908-1909), l’oeuvre emblématique de Klimt, a inspiré Martin Scorcese dans son Shutter Island (2010) : la scène où Teddy Daniels (Leonardo Dicaprio) étreint le mirage de son épouse Dolores (Michelle Williams) fait brillamment écho aux amants chez Klimt de par le fond et la forme. Les couleurs ocre de la pièce où ils se trouvent, la robe fleurie de Dolores, outre que la passion, sinon la pétulance, semblent avoir été transmises de la peinture à l’écran.
Le cinéaste égyptien Shadi Abdel Salam, disparu il y a 38 ans, ayant une formation en design, dessin et architecture, avait eu l’habitude d’élaborer, avant le tournage, des sketchs pour des scènes de ses films tels La Momie (1969) et Akhenaton qui n’a jamais vu le jour.
En effet, cette relation entre le cinéma et la peinture, s’inscrivant dans une continuité picturale en réinvestissant des tableaux, ne doit cependant pas faire oublier que les cinéastes ont également cherché à créer un langage et un univers propres à leur art. Ainsi, ces derniers ont imprégné, par la suite, la palette de certains peintres : depuis les années 1960 avec, entre autres, Andy Warhol, dont les oeuvres s’inspirent des stars du cinéma telles Marilyn Monroe et Elizabeth Taylor. D’ailleurs, il ne faut pas oublier qu’en Egypte, la diva Oum Kalsoum avait inspiré le célèbre sculpteur Mahmoud Mokhtar qui lui a consacré une merveilleuse statue de cire.
Adel Adham inséré dans Le Cri d’Edvard Munch.
A la galerie Art Corner, Reda Khalil se lance à l’expérience. Avec ses 43 peintures inspirées du monde cinématographique, il nous invite à découvrir le monde cinématographique qui l’a tant impressionné et qui n’est autre que le nôtre. « J’adorais le cinéma avant d’être artiste et j’avais encore ces premiers souvenirs d’enfance au début des années 1970, lorsque ma mère m’emmenait tous les vendredis au cinéma Metro, au centre-ville cairote, pour visionner les dessins animés de Walt Disney et y découvrir un monde extraordinaire », raconte le peintre qui n’avait cessé de décrypter, depuis, son langage, ses cadres et perspectives. « Aujourd’hui, et après 35 ans de carrière dans le domaine des arts plastiques, j’ai ressenti ce désir de consacrer quelques peintures au cinéma, en guise de salut à cet art qui m’a beaucoup marqué et qui occupe une partie importante de ma mémoire », explique-t-il.
Les stars d’autrefois comme protagonistes
Khalil développe de nombreuses séries de compositions en plan large ou en plan rapproché, de plus en plus ouvertement liées au référent cinéma. Ces séries se divisent en quatre groupes : des scènes prises des films comme Sarsara Fawq Al-Nil (dérive sur le Nil, 1971) de Hussein Kamal, Khalli Balak min Zouzou (prends garde de Zouzou, 1972) de Hassan Al-Imam, Bab Al-Hadid (la gare centrale du Caire, 1958) de Youssef Chahine ; ou des héros tels Adel Adham, Abdel-Fattah Al-Qossary, Soad Hosni, des scènes comiques reformulées rappelant les bandes dessinées ou encore des scènes prises du réel d’après la perspective cinématographique du peintre. Ce dernier s’est fait cinéaste-peintre pour enregistrer des scènes ordinaires — ou pas — de notre vie de tous les jours d’après une composition et une lumière qui obéissent aux règles cinématographiques. C’est le cas avec la peinture où il y a une demoiselle peinte du dos et qui est en train de boire un café sous la pluie, ou encore celle où il y a une famille agenouillée au milieu d’un quartier en dévastation totale. On dirait une scène prise de Gaza ?! « Absolument. C’est le film de la saison. Un film de terreur », souligne Khalil, qui affirme ne pas pouvoir ne pas faire ce clin d’oeil.
Toutefois, une question se pose : l’imaginaire du peintre ne pourrait-il pas être affecté lorsqu’il s’agit de reprendre des scènes gravées dans la mémoire collective ? « Le vrai artiste n’est pas un appareil photo. Il doit avoir ses propres outils et perspectives pour véhiculer ses propres sensations. Et c’est ainsi que se résume la créativité. Il est plutôt comme le poète qui se sert de l’alphabet connu par tout le monde pour écrire une poésie jamais entendue ». Ainsi cherche-t-il à recomposer des scènes connues, mais d’après sa propre appréhension, tout en s’appropriant le référent cinéma pour requalifier sa peinture. Par le détour du cinéma, le peintre nous propose des images de l’oubli pour nous permettre de toucher au réel. Ainsi, une star telle que Abdel-Halim Hafez, symbole d’amour, est peinte dans son lit jouant aux cartes dans un cadre reflétant sa souffrance en raison de sa maladie, la bilharziose. Une souffrance bien transmise par une palette composée des tonalités du gris et du bleu.
Hind Rostom dans une scène de Bab Al-Hadid.
Le peintre a sans doute exercé son oeil dans les cinémas qu’il fréquentait assidûment. Le cadrage et l’utilisation de la lumière dans ses tableaux sont qualifiés de cinématographiques. La scène de Sarsara Fawq Al-Nil reflète l’humour noir qui règne dans ce film qui a critiqué la situation sociopolitique du pays où intellectuels et gens modestes sombrent dans la corruption et le malheur.
En outre, le peintre fait des correspondances qui ajoutent aux acteurs d’autres dimensions : le fait d’insérer Adel Adham, le grand vilain du cinéma égyptien, dans Le Cri de l’expressionniste norvégien Edvard Munch, ou Mickey Mouse dans une scène des comédiens Tewfiq Al-Déqen et Mohamad Réda ouvre une espèce de perspective sur le monde intérieur du peintre.
Les oeuvres de Reda Khalil ont la simplicité trompeuse : expression des sentiments les plus poignants ou pures constructions mentales, ces peintures donnent lieu aux interprétations les plus contradictoires.
Romantique, réaliste, ou même symboliste, c’est cette complexité, signe de la richesse de ces oeuvres, que s’efforce d’éclairer cette exposition.
Cinéma Masr, jusqu’au 7 février, tous les jours de 11h à 21h, sauf les dimanches à Art Corner Gallery, 12 rue Al-Sayed Al-Bakry, Zamalek.
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