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La rose dans tous ses états

Névine Lameï, Mercredi, 10 janvier 2024

Rose of No Man’s Land. C’est le titre de l’exposition qu’accueille actuellement la galerie Picasso à Zamalek. On y découvre une vingtaine de peintures à caractère humain de l’artiste peintre syrienne Souad Mardam Bey. Des oeuvres qui sèment l’espoir malgré les difficultés de la vie.

La rose dans tous ses états
Chez Mardam Bey, la rose est clairement accentuée.

Possédant sa propre empreinte aux outils et aux techniques singulières et uniques, elle trouve dans son exposition solo Rose of No Man’s Land, actuellement à la galerie Picasso, son plus grand plaisir à représenter des émotions en peinture figurative. Et qui dit émotion, dit un monde humain, animé et symbolisé par la présence de personnages engagés, dont l’arc dramatique change, évolue et se renouvelle. C’est ce qui définit l’art de l’artiste plasticienne égypto-syrienne Souad Mardam Bey. Proche à une abstraction lyrique, à l’expression directe de l’émotion individuelle, son art aux états d’âme multiples et aux personnages diachroniques est merveilleusement pimenté de contrastes esthétiques : passé-présent, résistance-histoire, rouge-ocre, rose-guerre, espace-temps, couleurs neutres-criardes, tons chauds-froids, clair-obscur …

Un art proche à un drame émotionnel, à un théâtre des affects animé par les fidèles compagnons de Mardam Bey, voire les héros de son riche parcours artistique qui se renouvellent chez elle d’une exposition à une autre. Et ce, depuis sa première exposition en Egypte, sous le titre Woman with a blue Headscarf, en 2011, l’année pendant laquelle Souad Mardam Bey est venue s’installer au Caire, suite au déclenchement de la guerre civile en Syrie, son pays natal.

Inspirés de la chanson Rose of No Man’s Land, aussi appelée La rose sous les boulets, écrite en 1918 en hommage aux infirmières de la Croix-Rouge au front de la Première Guerre mondiale, les protagonistes de l’art de Mardam Bey s’individualisent dans un monde d’une élégante finesse, où tout agit en douceur et en paix. Ils se jouent des valeurs sociales de l’époque. Ils revêtent différentes fonctions : référentielle, narrative, symbolique et esthétique. Ils servent avec beaucoup d’émotion les histoires exprimées. En les faisant évoluer d’une exposition à une autre, Mardam Bey rend les personnages de son art plus vivants, plus lyriques et plus poétiques. Et ce, en dépit de leurs formes acérées restant toujours très abstraites, avec leurs larges aplats de couleurs terreuses et ocre naturelles, des marqueurs d’un temps qui passe et d’une condition humaine qui demeure la même.

Après deux ans d’arrêt, depuis 2021, la date de son exposition J’ai perdu la clé à la galerie Zamalek, Mardam Bey installe cette fois-ci les protagonistes de son exposition Rose of No Man’s Land dans un théâtre sociopolitique différent, où la réalité est très ambiguë. Et voici que l’artiste peintre attribue à ses personnages un nouveau rôle, un nouveau cadre, libre d’agir et de s’exprimer. Les personnages de Mardam Bey ne sont plus des femmes figées et bien cachées derrière des lunettes de soleil noires, afin d’échapper à l’incertitude du quotidien au Moyen-Orient, comme dans son exposition en 2013. Ce ne sont pas des femmes qui perdent leur clé ou qui essayent de communiquer avec l’autre sexe, voire un Adam et une Eve démêlés, dans Let’s Talk (parlons ensemble) en 2017, dénonçant toute discrimination. Les personnages de Mardam Bey ne sont plus encore des pantins coléreux victimes de la guerre, comme dans son exposition Jouets sans jeux en 2014 …


Femme et colombes, une peinture pleine de tendresse.

Jeu de contrastes

Dans Rose of No Man’s Land, les protagonistes de Mardam Bey ont acquis une maturité qui les rend capables de communiquer par le regard. Ils sont devenus plus posés et ont désormais droit à la parole. Cette fois-ci, dans Rose of No Man’s Land, hommes et femmes chez Mardam Bey ont envie de dialoguer. Ils ne s’abstiennent même pas de se transformer en jongleurs habiles, pour vaincre le stress et les soucis. Ils essayent de s’adapter aux fluctuations du quotidien, à la fragilité de l’instant. Il suffit alors de communiquer avec eux dans la bonne humeur, et ils partageront leur sérénité. « Mes personnages sont inclassables. Ils donnent l’impression de ne pas appartenir à notre temps, mais ils y plongent », explique Mardam Bey.

En état contemplatif, le récepteur se demande d’où viennent ces protagonistes en attente, dans leur sérénité totale. Ils ont l’air de venir de très loin, d’une certaine époque médiévale, gothique ou baroque. Ils juxtaposent des mondes différents, le moderne et l’ancien, avec des habits mariant le style ancien et contemporain, des motifs décoratifs rococo, et d’autres inspirés de la vie quotidienne. « Je peins mes protagonistes dans un jeu de contrastes, car je parle ici d’une condition humaine. Je n’ai pas voulu que mon message soit direct et macabre », souligne l’artiste dont l’art nourrit la communication émotionnelle. Et d’ajouter : « Comprendre les émotions signifie, en effet, comprendre plus profondément les mécanismes qui nous rendent humains ».

Déferlement d’émotions

A force de contempler les peintures de Mardam Bey, une lueur d’espoir surgit quelque part de ces dernières. Espoir, mais aussi gaieté. Voici des roses en rouge, un motif répétitif dans toutes les peintures de Mardam Bey. Des peintures chargées de signes et de symboles, d’émotions et de couleurs. La rose, qui existe partout et malgré tout, exprime le vif désir de l’artiste peintre de garder espoir en un avenir meilleur. Chez Mardam Bey, la rose clairement accentuée, en signe de beauté et de fragilité, d’amour et de noblesse, de vie et d’immortalité, de raffinement et de divinité … est vénérée à travers les époques et les civilisations. La rose s’impose avec finesse sur une terre de guerre, représentée métaphoriquement chez Mardam Bey, par la zone ocre, touchant à un arrière-fond beige-marron, donnant la sensation d’un univers fluide, d’un air rêveur, flou et contrasté. « La beauté du monde est toujours là, c’est nous qui la tuons », explique l’artiste.


Une femme grièvement blessée et aux vêtements bariolés.

Multiplier des roses, mais aussi des colombes, des chaussures colorées de grandes pointures pour hommes ou à talons pour femmes, des salopettes et des robes en chiffon transparent ou en dentelle … Le tout attribue à l’exposition Rose of No Man’s Land un cachet iconographique. « Les chaussures constituent à mes yeux un symbole de l’amour familial, de la protection. Elles sont un motif commun dans toutes mes peintures », déclare Mardam Bey. Chez elle, l’émotion est toujours symbolisée par un objet. Voici une femme liée à une rose. Une autre à des colombes, en signe de tendresse, de fragilité et de rondeur. Une troisième grièvement blessée. Une quatrième aux vêtements bariolés. Néanmoins, toutes les femmes peintes par Mardam Bey n’ont pas d’image macabre. « Je voulais que mes peintures soient aussi belles que la rose. Malgré ses graves blessures et les griffures de la souffrance, les mains de ma protagoniste femme se tendent dans une position de sacrifice », souligne Mardam Bey. Cette peinture qui traduit de l’émotion fait bouger les choses. Et voici que les visages qui ont un demi-sourire, ou encore un oeil grand ouvert et plein d’éclat s’animent un peu. Un regard fuyant et franc s’oriente et se rencontre avec un autre déformé, rêveur, pensif et méditatif. Des corps torsadés et un visage révulsé prennent aussi le dessus de la scène … S’agit-il de mécontentement, d’angoisse, d’horreur de la guerre, de mélancolie, ou encore d’une joie espérée ?

Ce qui est avéré, c’est que les protagonistes de Mardam Bey, aux visages très expressifs, ont la volonté d’exprimer quelque chose. Et à nous de la poursuivre, de la développer, de la contempler. « Dans ce mélange subtil de raisonnements émotionnels, j’espère que mes protagonistes réussiront dans leur mission communicative appelant le monde à la paix. La fleur est depuis longtemps reconnue comme un symbole de paix. Rose of No Man’s Land est une réponse visuelle à la morosité infligée par un monde où le cycle des conflits ne se termine jamais, inondant la terre avec du sang innocent. L’amour est le seul moyen d’évasion. Et là où les fleurs fleurissent, il en va de même pour l’espoir », conclut Souad Mardam Bey.

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