Un pavillon tout en rouge avec les dessins traditionnels de Khiyamiah cadre une rue et forme un espace funéraire où on reçoit les condoléances après la perte d’un proche. Le même tissu de Khiyamiah de couleur rougeâtre, avec des ornementations orientales, peut aussi servir de décor pour un pavillon de joie afin de célébrer les mariages populaires. Ce genre de pavillon tapissé de tissus appelé Sowan en arabe est le cadre spatial choisi par l’auteur et metteur en scène français Pascal Rambert afin de parler des Egyptiens dans sa nouvelle pièce donnée récemment au théâtre Rawabet, dans le centre-ville du Caire. Al-Sowan est devenu un espace de malheur et de joie, de vie et de mort dans lequel s’expriment le privé et le public.
Magdi, un homme d’un certain âge, reçoit des condoléances après la mort de son père. Tour à tour, les membres de sa famille affluent, ses deux fils champions de lutte, ses amis et son entourage proche.
L’idée de la pièce remonte aux visites de Rambert en Egypte dans les années 1990, ayant bénéficié d’une bourse d’écriture à Alexandrie. « J’ai vu un Sowan près de l’endroit où j’habitais à l’époque. Visuellement, c’est très beau, ses motifs ressemblent à des moucharabiehs. Trente ans plus tard, nous étions à la recherche d’une pièce que l’on peut monter avec des comédiens égyptiens, alors j’ai décidé de travailler sur l’espace du Sowan. Il me permet d’aborder un moment intense de la perte d’un être proche et le moment également intense lorsqu’on se marie. Il permet de montrer différentes étapes de la vie en une dizaine d’années », précise Pascal Rambert.
Comme d’habitude, ce dernier écrit ses textes pour les comédiens qu’il a choisis, après plusieurs auditions. Il a choisi de garder les vrais prénoms des comédiens et de leur donner la parole comme dans des séances d’aveu. Il crée leur alter-go au sein d’une famille bourgeoise égyptienne. Il avait déjà travaillé avec Nanda Mohamed (la bien-aimée syrienne du fils aîné de la famille) et Mohamed Hatem (l’aîné et champion de lutte) ; ils étaient les principaux personnages de sa pièce Clôture de l’amour donnée avec succès entre 2018 et 2022. Mais il a sélectionné aussi d’autres comédiens, avec qui il a collaboré pour la première fois.
Exprimer le non-dit
« Cela fait plus de 40 ans que j’écris des pièces un peu partout dans le monde, en Asie, en Amérique du Nord, en Amérique du Sud, en Europe, en Afrique. Chaque pays a sa psyché. En revanche, le défi de l’écriture dans Al-Sowan était d’échapper à tout ce qui est difficile de traiter, à savoir les questions politiques, les questions sexuelles, les questions religieuses. Je voulais parler de la vie, avec ses moments de joie et de peine », indique Lambert. Et d’ajouter : « La traduction, c’est toujours un défi. Car le français est une langue extrêmement stabilisée depuis le XVIe siècle. Et lorsqu’il faut passer à une langue extrêmement vivante comme l’arabe dialectal égyptien, il faut garder le côté vivant de la langue qui se parle tous les jours. Il y a aussi des niveaux de langues où les personnages parlent de choses importantes. Tout cela doit être restitué. Donc, on a beaucoup travaillé avec la traductrice et avec les acteurs pour que chacun puisse s’approprier et privatiser son texte ».
Pascal Rambert.
Chacun des personnages évoque ses problèmes de famille, les pressions qu’il subit, ses faiblesses qu’il tente de cacher. Magdi parle sincèrement de son père qui vient de disparaître. Il évoque le respect qu’il lui vouait, leurs multiples désaccords ...
On découvre au fur et à mesure les origines de la rivalité entre les deux petits-fils, champions de lutte. L’aîné se sent frustré, éclipsé par le succès de son frère. Leur face-à-face dévoile tant de vérités, sous les yeux du public.
La mère s’exprime sur la maternité, son rapport avec ses étudiants à l’université … La bien-aimée de son fils, interprétée par Nanda Mohamed, est une Syrienne, victime de la guerre, qui tente de surpasser ses peines et de s’intégrer.
La plupart des personnages soulignent les paradoxes de la société. En passant d’un décès à une nuit de noces, ensuite de nouveau à un décès, les années passent. Les personnages évoluent. « Ce sont trois moments où les destins des uns et des autres basculent. Les changements du pays, les changements des activités que l’on pratique… tout cela crée chez les personnages des moments de fragilité. Le théâtre sert à dévoiler tout ceci. Il est fait pour montrer au spectateur qu’il est possible de parler, de dire des choses sur soi et sur les autres et que le fait de se taire tue », souligne Rambert.
Un espace qui change
L’espace scénique est complètement cadré par le tissu rougeâtre d’Al-Khiyamiah. Les sièges sont rangés en lignes, avec de petites tables. Les femmes portent le noir. L’éclairage n’est pas sans rappeler la lumière des projecteurs utilisés dans les pavillons funéraires. Ce même espace scénique change d’ambiance avec l’évolution du jeu des comédiens. Il est tantôt un espace de combat entre les frères, une tribune d’aveu ... Les comédiens changent d’accessoires pour passer à la célébration d’un mariage.
L’éclairage revêt des couleurs comme le rouge, le jaune et le vert, restituant l’effet des lampes colorées qui entourent souvent le pavillon des mariages populaires. Les chansons dansantes électro-chaabi, Mahraganate, se mêlent à la musique traditionnelle de la Haute-Egypte.
La pièce sera bientôt reprise au Caire. « J’espère aussi effectuer une tournée en Egypte, et pourquoi pas dans les pays voisins, au Maghreb, en Jordanie, au Liban, dans les pays du Golfe ? Comme toutes mes oeuvres, elle pourrait être comprise par tout le monde », conclut Pascal Rambert, dont les oeuvres se caractérisent par une grande capacité de s’adapter.
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