Le 13 octobre dernier, la société LitProm a annoncé l’annulation de la remise publique du prix LiBeraturpreis — en partie financée par le gouvernement allemand et la Foire de Francfort — à l’écrivaine palestinienne Adania Shibli, ainsi que la rencontre-débat qui devait se dérouler durant la Foire du livre. En principe, Shibli était censée recevoir le prix pour son livre Un détail mineur (traduit chez Actes Sud par Stéphanie Dujols), lequel est également publié en allemand et traduit par Günther Orth.
Le livre est inspiré d’une histoire vraie que l’auteure a découverte dans le quotidien Haaretz en 2003, révélant que des soldats israéliens ont kidnappé et violé collectivement, puis tué une jeune bédouine du Néguev, en août 1949. Shibli a bâti son récit à partir de cet incident, qui nous place au sein du conflit israélo-palestinien.
Le directeur de la Foire du livre de Francfort, Juergen Boos, a condamné l’attaque du Hamas en Israël et a déclaré que des « événements spéciaux » étaient prévus pour « rendre les voix juives et israéliennes particulièrement visibles », lors de l’événement. Ces propos et l’annulation du prix ont retenti dans le monde arabe. L’Union des éditeurs arabes, regroupant quelque 1 000 membres, a regretté profondément cette attitude qu’elle décrite comme « partiale et injuste face aux événements tragiques en cours ». Elle a souligné dans un communiqué officiel, publié à cet égard : « Nous dénonçons toute sorte d’attaque contre les civils, mais le fait d’accepter l’injustice subie par le peuple palestinien pendant des décennies est une grave erreur. Vos déclarations ne sont pas en mesure de refléter les relations exceptionnelles qu’entretiennent les éditeurs arabes avec les directions successives de la foire depuis des années. Sur ce, l’Association des éditeurs arabes a décidé d’annuler sa participation ».

Une édition égyptienne du livre d’Adania Shibli, Un détail mineur, sera bientôt publiée par Tanmia.
Pour sa part, Bodour Al-Qasimi, ancienne présidente de l’Association internationale des éditeurs (IPA) et aujourd’hui présidente de l’Université américaine de Sharjah, s’est exprimée au nom de la délégation multiforme de Sharjah, en tant que présidente de l’Autorité du livre là-bas, affirmant : « Je crois fermement au droit fondamental des civils du monde entier à vivre en sécurité, à l’abri des dangers des conflits armés. En temps de crise, les livres, la culture, les auteurs, les foires du livre, les intellectuels et les artistes ont un rôle important quant à calmer les tensions et faire place aux diverses voix. Ce faisant, nous pouvons améliorer les perspectives de paix et d’harmonie. La création de PublisHer a été motivée par notre engagement à promouvoir la diversité et l’inclusion dans l’industrie du livre. Malheureusement, nous ne nous sentons pas en mesure de participer à la Foire du livre de Francfort cette année car elle contredit ces valeurs fondamentales ».
Fondée en 2019, PublisHer, qui se donne pour mission de rassembler et de défendre les femmes dans les rangs professionnels de l’édition mondiale, n’est pas, en soi, une organisation arabe et ses membres traversent les frontières et les continents.
En outre, la maison d’édition saoudienne Aseer al-Kotb, ainsi que la koweïtienne Dar Souad el-Sabbah ont annoncé le fait de boycotter la Foire allemande, du 18 au 22 octobre.
Contre-réaction
La 9e édition de la Foire du livre Zayed (11 au 22 octobre, à Guiza, en Egypte) a décidé de rendre hommage à l’écrivaine palestinienne Adania Shibli, le 19 octobre dernier. Et l’Association internationale des éditeurs indépendants, regroupant notamment les deux maisons d’édition égyptiennes Sefsafa et Dar El-Ain, a vivement dénoncé le parti pris de la Foire allemande. « Compte tenu de cette catastrophe humanitaire, il aurait fallu que les opprimés aient la possibilité de s’exprimer par tous les moyens possibles, y compris les livres et la littérature. Or, la Foire du livre de Francfort, soit la plus grande exposition annuelle de livres au monde, a fait l’opposé. Cette attitude biaisée est inacceptable », affirme l’Association des éditeurs indépendants.
Le nombre des dénonciateurs n’a de cesse d’augmenter jusqu’à atteindre plus de 600 écrivains et éditeurs du monde entier, y compris les rois du Prix Nobel de littérature, Olga Tokarczuk, Abdulrazak Gurnah et Annie Ernaux. Cependant, sur les réseaux sociaux, plusieurs intellectuels ont posté ultérieurement des photos d’éditeurs égyptiens indépendants, présents à la Foire de Francfort, les mettant à l’index. Ils ont dénoncé particulièrement la participation officielle de l’Organisme général du livre, dépendant du ministère égyptien de la Culture.

Changements déconcertants
Adania Shibli est née en 1974 ; elle vit et travaille entre Berlin et Jérusalem. Et incarne une génération d’écrivains et d’artistes palestiniens qui revendiquent un engagement politique autant qu’esthétique. Son roman Tafsil thanawi (un détail mineur), publié en arabe en 2017 aux éditions Al-Adab, se compose de deux parties. Dans la première, le drame de la jeune fille est raconté dans un style neutre, rappelant L’Etranger de Camus, du point de vue la correspondance entre le paysage et l’état d’âme de l’héroïne.
La seconde partie se déroule 60 ans plus tard. Une jeune femme palestinienne cherche à en savoir plus sur cette histoire, hantée par un « détail mineur » : la jeune bédouine a été assassinée le jour de son anniversaire « à un quart de siècle près ». Pour accéder aux archives de l’armée israélienne qui lui en apprendraient peut-être davantage, la narratrice a dû passer les barrages, les check-points entre les territoires palestiniens et Israël, subir les contrôles d’identité, longer le mur de séparation, découvrir les colonies qui ont remplacé les villages arabes dont les noms figurent encore sur sa vieille carte de la Palestine de 1948.
Avant l’escalade des tensions israélo-palestiniennes, le roman de Shibli, relativement inaperçu en France à sa sortie en 2020, a remporté un vif succès dans le monde anglo-saxon, et a reçu des éloges de la part de nombreux critiques. L’association LitProm a déclaré antérieurement que le roman était une « oeuvre d’art rigoureusement composée, qui parle du pouvoir des frontières et de ce que les conflits violents engendrent chez les peuples ». Sa traduction en anglais par Elisabeth Jaquette en 2020 lui a valu d’être sélectionné pour le National Book Award for Translated Literature, puis pour l’International Booker Prize, l’année suivante. En Allemagne, où le livre a paru en 2022, l’accueil a été globalement positif, à l’exception de quelques rares critiques qui lui ont reproché de dépeindre « Israël comme une machine de guerre », voire d’être antisémite. Le directeur de la collection Sindbad chez Actes Sud, Farouk Mardam Bey, l’éditeur français d’Adania Shibli, a contesté fermement ces attaques. « Des dizaines de livres et de témoignages ont documenté la politique menée par les Israéliens en 1948-1949, qui voulaient chasser les bédouins du Néguev », a-t-il défendu dans la presse française.
Avec d’autres intellectuels et éditeurs, ce dernier a signé la lettre publiée dans Le Monde, jugeant l’annulation du prix comme « insensée ». « J’ai été l’un des premiers à signer, avec ses éditeurs anglais et allemand. Il faudrait que cette lettre fasse prendre conscience aux personnes qui ont pris cette décision qu’elles ont commis une erreur. Il y a une ambiance incompréhensible en Europe par rapport à la Palestine », a-t-il déclaré dans la presse.
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