On est le 10 avril 2003, tel qu’indiqué sur la bande-vidéo ouvrant le film. La famille est réunie afin de regarder le journal télévisé, notamment les images de la chute de la statue de Saddam Hussein en Iraq. Les sous-titres en arabe et en anglais traduisent les questions que pose une petite fille à son père, devant la caméra : C’est quoi Communiste ? Que veut dire Socialiste ? Et moi, je suis comme quoi ? Sa maman lui répond : « Tu préfères être quoi ? ». Et la fille riposte : « Je veux être juste ».
C’est ainsi que la jeune réalisatrice Nadia Ghanem commence son documentaire Trois disparitions et une chanson, qui a remporté le prix du public et le prix du jury du meilleur documentaire au festival Manassat, récemment organisé au cinéma Zawya au Caire.
A travers son premier documentaire, Ghanem soulève les questions qui l’interpellent, et ce, à travers ses histoires de famille, surtout celles de ses grands-parents. Elle ne manque pas de souligner les déceptions de la génération de son père et de sa mère, nés dans les années 1960.
Frustrés, ces derniers ont abandonné leur passion pour le cinéma. Alors, aujourd’hui, leur fille, Nadia, s’interroge sur son propre sort. « J’avais commencé à réfléchir à ce documentaire au début de l’année 2021. Tout d’abord, j’en ai fait une fiction de 10 minutes, dont l’idée de base était de partir d’une photo en noir et blanc que mon père m’a passée. Et ce, pour parler de mon père convaincu de ne plus exister, alors que moi j’essaye, caméra en main, de dire le contraire. Cependant, cette première version n’a jamais été projetée. Je l’ai laissée de côté. Ensuite, j’ai participé à un atelier visant à développer les films, animé par le Libanais Ghassan Salhab. Entre-temps, j’ai découvert un message de mon grand-père maternel, l’auteur et intellectuel communiste Ghali Choukri, qu’il avait adressé à ma mère depuis son exil, et je me suis posé tant de questions : Qu’est-ce qui est arrivé à ma mère et sa passion pour le cinéma ? En fin de compte, je me suis rendu compte que les histoires de mon père et de ma mère se ressemblent pour beaucoup. Les deux ont abandonné leur passion, et ce qui les liait était leur amour pour la chanteuse américaine Nina Simone », raconte la jeune réalisatrice.
Craintes de jeunes gens
Les conversations évoquées à travers le documentaire font allusion aux crises idéologiques et politiques du pays. Le père, adoptant le socialisme, a l’impression de ne plus exister. Et la mère se voue à ses enfants, les plaçant avant le cinéma et la langue française qu’elle aime tant. Ils ne veulent absolument pas que leur fille subisse le même sort. Puis surgissent dans le film les craintes de la réalisatrice même : « J’ai vu, de mes propres yeux, s’éteindre la passion de mes parents. Mais j’ai vécu aussi les rêves avortés de la génération qui a cru fortement en la Révolution de 2011. D’où mes craintes. Comment les jeunes, encore à leurs débuts, vivent-ils leurs frustrations ? Quelles sont leurs attentes ? ».
Ressusciter Nina Simone
La voix de l’icône du jazz afro-américain, Nina Simone, résonne dans tout le documentaire. La réalisatrice se sert de plusieurs extraits de son concert datant de 1976 à Montreux, pour commenter la vie de ses parents.
On la voit chanter Feelings, plaisanter, parler au public, s’arrêter en plein milieu du concert pour demander à une auditrice de s’asseoir et de respecter la musique. Cette scène enchaîne sur une autre, celle de la confrontation entre la réalisatrice et son père, également cinéaste. Nina Simone est considérée comme un symbole de survie, de résistance. « Ce concert de Montreux a marqué son retour au chant et à la musique après des années d’absence et d’exil au Liberia, pour son militantisme dans le domaine des droits civiques », précise la réalisatrice. Et d’ajouter : « Son comeback est un miracle, selon moi. De retour, on était face à une nouvelle personnalité ».
Nadia Ghanem travaille subtilement ses images. Elle se sert du clair-obscur pour montrer des silhouettes de personnes qui ont perdu leurs rêves. Les images d’archives sont endommagées. Les parties noires qu’on voit sur écran, de temps en temps, évoquent aussi une disparition.
Les personnages continuent parfois à parler, alors qu’il n’y a qu’un plan noir. Dans d’autres scènes, ce va-et-vient entre présence et absence, le mouvement continu des vagues, soulignent l’idée de la résistance. Malgré tout, il y a un espoir, semble-t-elle assurer. Et les chansons de Nina Simone renforcent cette idée.
Vers la fin du film, le père attrape la caméra de sa fille pour la filmer en précisant : « Ouvrez les yeux … N’ayez pas peur ! ». Il avait pourtant arrêté de tourner depuis un certain temps. Il y a quand même quelque chose à espérer.
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