« L’art populaire est l’art authentique. C’est pourquoi j’ai débuté avec, c’était mon point de départ. Puis, je me suis progressivement lancée à la découverte de toutes les couleurs, de tous les styles. Mon but était de restituer un art égyptien contemporain. (…) Il est indispensable à tout individu d’être en mesure de se connaître, d’identifier ses aptitudes et de définir ses objectifs ». Par ces mots, Gazbia Sirry (1925-2021) a résumé son parcours, à travers un court métrage qui lui a été consacré, lequel est diffusé en boucle à l’entrée de la salle Akhenaton au Centre des arts à Zamalek ou l’ancien palais Aïcha
Un an après sa disparition à l’âge de 96 ans, l’artiste continue à attirer tant les Egyptiens que les étrangers. L’engouement ne passe pas inaperçu ! Sur les 3 étages du Centre des arts à Zamalek sont réparties les 90 oeuvres de Gazbia Sirry, exposées dans le cadre de la rétrospective qui lui est dédiée. Il s’agit de peintures et d’oeuvres graphiques, dessins au crayon, issus de prestigieuses collections publiques, notamment du Musée d’art moderne et de l’Université américaine du Caire, et privées de Nadim Elias et de la galerie Zamalek.
L’exposition ne suit pas un ordre chronologique, mais est plutôt organisée de manière à rassembler les oeuvres de même style ou tendance dans une même salle. Car l’artiste, par sa grande maîtrise des diverses techniques, a su habilement passer d’un style à l’autre: du réalisme au symbolisme, de l’expressionisme au cubisme, à l’abstraction, etc.
Le Pont Abbas (1955).
L’exposition commence alors par les salles situées au rez-de-chaussée, avec des peintures à l’huile, des aquarelles et des dessins juxtaposés. Les deux autres étages du vieux palais recèlent surtout des autoportraits et des peintures. « 30 ans séparent déjà cette rétrospective et son exposition au même endroit, qui remonte à 1994. Mais cette fois-ci, le Centre des arts accueille une collection plus diversifiée, retraçant le parcours de cette artiste éminente », indique Ihab El Labban, directeur du centre.
Véritable icône de l’art égyptien contemporain, Gazbia Sirry a toujours placé la société égyptienne au coeur de son travail et de son existence. Née en 1925, elle est issue d’une famille qui appréciait l’art sous toutes ses formes. Elle a eu la chance d’être encadrée plus tard par des plasticiens pionniers tels Mahmoud Saïd, Nagui et Ragheb Ayyad. De quoi lui avoir permis de puiser dans l’identité égyptienne sans y être emprisonnée, mais de fouiller également les autres tendances internationales.
Le plasticien Mostapha El Razzaz, un ami à l’artiste qui a suivi de près ses productions depuis les années 1960, a expliqué dans une recherche dédiée à sa mémoire : « Attirée par les vagues de transformation culturelle et politique en Egypte, elle a vécu les confrontations entre libéralisme et cosmopolitisme, d’une part, accompagnées d’ouverture intellectuelle et de liberté créatrice et, d’autre part, les tendances extrémistes préconisant la politisation des croyances pour restreindre les libertés et imposer un modèle de pensée rigide, concevant l’expérimentation, la liberté d’expression, et parfois même l’art en entier comme une sorte d’hérésie ».
Tourner en rond (1960).
Selon lui, Gazbia et ses collègues femmes n’étaient jamais en quête de féminité, mais plutôt d’audace. Elles n’avaient cherché ni l’esthétisme des formes et des lignes, ni celui des couleurs. Mais les artistes-femmes de cette génération ont opté pour le traitement des thèmes liés à la vie populaire. Ceci est très explicite, néanmoins, dans l’ensemble de ses oeuvres, réalisées entre 1951 et 1960. Elle y a exprimé la souffrance des femmes, la liberté enfantine, la vie familiale, etc. Ainsi, les classes les plus attrayantes pour Gazbia Sirry étaient surtout la classe ouvrière et la classe moyenne. C’est le cas par exemple avec certaines oeuvres, actuellement en exposition comme La Maternité, un thème récurrent chez Sirry, qui a été repris différemment, toujours dans la même lignée du réalisme.
En outre, la liberté enfantine est explicitée à travers La Balançoire (1956), Cache-cache (1958), Tourner en rond (1960), dans lesquelles s’impose une scénographie chromatique des scènes. Les effets de lumières et les lignes y créent un mouvement donnant de la vivacité aux tableaux. Sirry a voulu insister par ailleurs sur le pouvoir des ouvriers, reflétant un réalisme socialiste à travers des peintures comme Le Pont Abbas. D’ailleurs, cette forme de réalisme n’a cessé de se cristalliser tout au long du parcours de l’artiste.
Formes géométriques imbriquées
Le cubisme a fait apparition dans son oeuvre à partir des années 1960. Des plans de couleurs pures, souvent vives, charpentent la composition, se déployant à travers la toile selon un rythme harmonieux. Les objets ne volent plus en éclats pour se dissoudre dans un entrelacs de lignes et d’ombres sans volumes. Désormais, ils forment, au contraire, un ensemble de formes géométriques qui s’imbriquent parfaitement et se synthétisent sur la toile, servant de base sur laquelle viendront ensuite se poser les formes. C’est le cas par exemple de la peinture accrochée au rez-de-chaussée, Au bord du Nil (1964).
A la suite de son voyage en Nubie avec un groupe d’intellectuels et le ministre égyptien de la Culture dans les années 1960, Sarwat Okacha, elle a dessiné au crayon plusieurs tableaux sur la Nubie, lesquels sont toujours exposés au rez-de-chaussée.
La Maternité (1952).
La liberté de l’abstraction
La défaite de 1967 était un vrai tournant dans son style. Depuis, elle a commencé à peindre des maisons-prisons où les habitants ressemblent à des pierres. Puis, après la victoire de 1973, elle a commencé à peindre des maisons dans le désert. Le Nil est devenu de couleur plus vive.
Et à partir des années 1980, Gazbia Sirry est passée à l’abstraction, sans rompre complètement avec les styles déjà fouillés. Elle a proposé une forme de peinture où elle a déployé plus d’émotions: de grandes masses colorées se combinaient librement avec des formes et des lignes qui parlaient à la sensibilité de tout un chacun. C’est le cas de Le Temps et l’espace (2003) et Sans titre (1983).
Sans aucun doute, les techniques de Gazbia Sirry se distinguent par d’absolus moments de beauté, ainsi que par une force visuelle et émotionnelle. Cette exposition permet de redécouvrir la richesse de son oeuvre.
Jusqu’au 30 décembre, au Centre des arts du palais Aïcha Fahmi. 6, rue Aziz Abaza, Zamalek. De 9 à 21h, sauf le vendredi.
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