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Voyage dans le monde de Abla

Névine Lameï, Mercredi, 20 juillet 2022

La galerie Daï à Zamalek organise une exposition rétrospective du grand artiste Mohamed Abla à l’occasion de son obtention, en mai 2022, de la prestigieuse médaille Goethe. Visite guidée par l’artiste.

Voyage dans le monde de Abla
Abla peint la ville cairote dans sa diversité culturelle. (Photo : Bassam Al-Zoghby)

La galerie Daï vient d’ouvrir une nouvelle branche rue Hassan Assem à Zamalek. Répartie en trois étages, un rezde- chaussée et un très beau jardin, cette galerie accueille, jusqu’au 31 juillet, la rétrospective du plasticien Mohamed Abla. Ce dernier nous invite à passer tout d’abord par le jardin où est exposé un bon nombre de ses statues en bronze, de couleur verte et marron chromée. Son oeuvre Le Coq, signé en 2020, est symbole de moquerie, mais aussi de bravoure, de fierté, de vigilance et surtout du retour de la lumière du jour après les ténèbres de la nuit, voire les « ténèbres du confinement », selon les mots de Mohamed Abla. Voici aussi des cactus bien dressés, des poules de basse-cour, un chat furtif, une grenouille amusante, un globe terrestre formé de personnages entrelacés, des portraits sans détails, des enfants aux mains unies en signe de résilience ... « Le sculpteur doit imaginer sans cesse un espace à trois dimensions capable d’exprimer les différents états émotionnels et spirituels de l’être humain. Dans cette rétrospective, mes 86 sculptures avec mes 300 peintures sont toutes indissociables. C’est ce que j’appelle l’illusion du mouvement, dans un style existentialiste et fin », estime Abla qui se lance dans la sculpture depuis 2016. Son art puise dans la nature du village de Tunis, au Fayoum, là où il réside, entre caresses du vent, verdure, fragrances naturelles, feuilles fraîches, tiges coupées, rosée du matin ... Abla nous emmène ensuite au rez-de-chaussée, qui abrite le plus grand nombre de ses sculptures. « Dans l’agencement de ma rétrospective, j’ai pensé à deux solutions. Faut-il suivre la voie d’un ordre chronologique, ou celle d’une communication visuelle, surtout qu’une grande partie de mon art a été malheureusement ravagée en 1998, à l’incendie du Mossafer Khana où se trouvait mon atelier ? J’ai donné à ma rétrospective une identité visuelle, facile à vivre qui permet de suivre son parcours, sans fatigue ni ennui. La raison, c’est que mon art a un état d’âme toujours renouvelable qui ne connaît ni de phases artistiques ni de pensée systématique. Mais il est plutôt révélateur de préoccupations changeables ». D’où le titre de l’exposition Les Histoires de Abla.

Les souvenirs du passé

Au 1er étage, une peinture créée en 1974 : Al-Marakbiya. C’est le projet de fin d’études de Abla, à la faculté des beaux-arts de l’Université d’Alexandrie. Al- Marakbiya est marquée par des nuances foncées, montrant des travailleurs sur de petites barques au bord du Nil, à Louqsor. « Suite à une bourse de résidence à Louqsor, je me suis enchanté à peindre la vie des gens de cette ville à la nature remarquable », évoque Abla. S’ajoute à cela une grande collection de petits formats, en noir et blanc, de ses gravures sur pierre et d’autres sur zinc et sur bois, datant des années 1982 à 1992. « La gravure sur pierre est une technique qui a malheureusement disparu de nos jours », explique Abla. De sa première exposition tenue en 1978 au Centre culturel espagnol au Caire, trois peintures sont exposées : Tefl (enfant), Dada Sékina et Soad. Des peintures aux lignes simples et épurées, aux visages doux et beaux, créées sur des feuilles de carton rugueux achetées dans le temps par Abla à un boucher.

Une collection de monoprints en noir et blanc aux lignes hachurées et gribouillées produit un effet d’ancienneté et de contraste. Intitulée Assatir (mythes, 1990), « cette collection s’inspire des histoires dramatiques de Tchekhov que j’aimais lire dans ma jeunesse », évoque Abla. Al- Estehmam (le bain, 2004) montre des enfants qui donnent un bain à leurs ânes sur la rive du Nil. « Cette scène, prise sur l’île égyptienne de Qorsaya à Guiza, reflète la vie de ses habitants, victimes de tentatives d’expulsion ».


Al-Marakbiya. (Photo : Bassam Al-Zoghby)

Abla évoque ses souvenirs d’enfance dans sa série The Family (2002 et 2008), dépeignant une famille au bord de la plage à Alexandrie. Une série peinte dans la simplicité et la naïveté. Face à cette dernière figure une immense peinture de couleurs phosphorescentes vives et gaies, montrant un monde de cactus et signée 2020-2021. Abla donne à cette plante herbacée une forme humaine allusive. « Dans cet esprit de la joie de vivre, au temps du confinement, dans mon atelier au village de Tunis, j’ai peint l’Homme Cactus, en jouant sur une dualité à représentations allégoriques, entre la nature botanique et la nature humaine, la beauté et la crudité, la croissance et la sécheresse », affirme Abla. Il en est de même pour sa série de photogravures Histoires autour du Nil, 2002- 2006, qui dépeint d’autres genres de cactus.

Né au lendemain de la Révolution de 1952, précisément en 1953, au gouvernorat de Daqahliya, Abla dépeint en 2006, à la mémoire de cette révolution, un officier de l’armée entouré de sa petite famille en tenue de plage, sur le pont du 6 Octobre, au Caire. Un pont transformé ironiquement en une station estivale. L’esprit caricatural de Abla marque une grande partie de son art.

La foule en masse

Des peintures grand format, montrant une foule en pointillé et en couleurs, dans une vision panoramique, garnissent le 2e étage de Daï. « Habitué de la place Tahrir et envoûté par les manifestations nées avec la Révolution du 25 Janvier, je me suis mis au plus haut immeuble de la place, pour peindre la foule. Je trouvais un grand plaisir à participer à toutes les manifestations artistiques qui cherchaient à se réapproprier l’espace public, comme Al-Fan midan (l’art sur la place) », se souvient Abla.


La Foule. (Photo : Bassam Al-Zoghby)

Pour regagner son état de paix, Abla montre au hall du 2e étage ses peintures : Oum Ragab, Son épouse au piano et la série Hikayat Rim (des histoires pour Rim, 2015), aux motifs populaires et mythiques orientaux peints en miniature, sous forme de contes narrés à sa petitefille, Rim. C’est la manière de Abla de décrire délicatement son Egypte.

Et de nouveau, l’artiste s’immerge dans le chaos. D’où sa peinture Sur la route de la soie, 2016, en bleu flamboyant, divin et imaginaire. Une immense peinture qui, inspirée des Mille et Une Nuits, dépeint, dans le mouvement et le chaos, une petite barque qui se noie dans la mer avec, en haut, un ange gardien qui vient à sa sauvegarde. Ce tableau est dessiné sur l’eau. Une technique appelée au Japon la « suminagashi » ou encres flottantes. « Un bassin d’eau, des encres, quelques feuilles de papier très délicates et absorbantes de l’encre. C’est exactement ce dont j’avais besoin pour mon projet : Sur la route de la soie. Ce sont nos fantaisies qui glissent à la surface de l’eau, dans un mouvement de couleurs qui se forme selon notre humeur », explique Abla.

Le 2e étage comprend également les peintures nées de son voyage en Inde, en 2009, ainsi que 3 oeuvres calligraphiques peintes en 2017 et basées sur Al-Hurufiyya (mouvement du lettrisme). Dans sa peinture de couleurs phosphorescentes Le Caire la nuit, (2006), au 3eétage, un jeu de contraste est de mise entre le chaos du jour et le romantisme de la nuit. « Le Caire s’embellit de lumières artificielles à l’instar d’une femme qui cherche à plaire en se maquillant la nuit », précise-t-il. Dans la même salle, 12 petits tableaux forment dans leur ensemble une immense fresque qui dépeint la ville du Caire dans sa diversité culturelle, usant de différentes techniques : acrylique, lithographie, monoprint, photogravure, collage sur papier journal, etc. Citons entre autres : Le Miroir (1994), La Rue (2004), La Famille (2006), L’Enfant (2006), Le Trio prêtre-cheikh-officier (2006) et Les Amis (2008). « Ouvert aux multiples convocations, mon art vit à la croisée des chemins, ce qui me permet de me découvrir et d’aller à la rencontre de l’autre », conclut Mohamed Abla.

Les histoires de Abla, jusqu’au 31 juillet de 10h à 21h (vendredi de 13h à 21h), à la galerie Daï, 24, rue Hassan Assem, Zamalek.

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