L’univers de Jahine est sarcastique, existentialiste et politique, tout comme celui d’Abdelké. Ce sont deux artistes polyvalents, toucheà- tout, extrêmement cultivés sans prétention, qui ne se prennent pas trop au sérieux.
Pourtant, ils sont très impliqués dans la vie des gens et dans les questions d’intérêt public. C’était donc tout à fait normal que le deuxième s’éprend des quatrains composés par le poète et dessinateur Salah Jahine, il y a une soixantaine d’années. Ces poèmes courts, à l’image de ceux de Omar Al-Khayam, profonds et ludiques, qui s’achèvent toujours par une exclamation déconcertée « agabi ! » (comme c’est bizarre ou étonnant, non !), ont hanté Youssef Abdelké depuis à peu près 25 ans. Ils sont écrits en dialecte égyptien et jouent avec la truculence de la langue populaire, offrant une méditation sur la vie, la mort, l’absurdité du temps qui passe et sa raison d’être … Bref, une poésie toute de simplicité et d’espoir, de finesse et d’âpreté, abordant des thèmes universels et impérissables, teintée d’un humour égyptien typique.
Ô porte fermée ! Quand est-ce que je peux entrer ?
On y retrouve la même réflexion sur la vie et la mort, leur chevauchement, leur interférence, que dans les gravures de grands formats d’Abdelké, réalisées au fusain. Influencé par les expressionnistes allemands antifascistes Otto Dix et George Grosz, qui ont dépeint les atrocités de la guerre, mais aussi par la figuration narrative absurde de l’Argentin Antonio Segui, le graveur et dessinateur syrien exceptionnel a entamé, en 1987, une série de pastels et collages ultra-colorés sur papier qu’il a nommée Figures. Pendant quelques années, il a multiplié ses Personnes, mutilées, déformées, des suceurs de sang qui s’enrichissent au détriment de leurs peuples, emprunts de son engagement au sein du parti communiste et de ses convictions politiques, qui lui ont valu 20 ans d’exil en France.
Il faut avoir la patience de Job.
A partir de 1995, le plasticien syrien a renoncé à la couleur, au pastel et aux collages, pour se consacrer au fusain et aux natures mortes en noir et blanc, souvent de grandes dimensions, avec des griffures rageuses et des surfaces minutieusement hachurées, laissant filtrer la lumière. Avec la Révolution de 2011, ses toiles revêtaient parfois l’allure de pierre tombale, rendant hommage à ceux qui y ont perdu la vie. De retour à Damas, en 2005, il y est resté et continue d’exercer en Syrie, malgré les désagréments de tout ordre.
Dessins imprimés à l’écran de soie
Dans l’exposition actuelle à la galerie Mashrabia au Caire, les 35 quatrains de Jahine dessinés par Abdelké, entre 2015 et 2019, et imprimés à l’écran de soie, font écho aux pensées des deux créateurs. L’un appelle l’autre, tout bonnement. Poète et dessinateur de gauche, fervent nationaliste durant les années Nasser, Salah Jahine fut très éprouvé par la débâcle de 1967, l’un de ses quatrains fait état de sa déception et résonne chez Youssef, l’artiste engagé : « Ils ont dit que la politique est éprouvante en général, ô fils, ses eaux sont troubles, rien à voir avec la douceur des plumes d’autruche ». Ou encore : « Ô porte fermée ! Quand est-ce que je peux entrer ? J’ai tapé pendant des années, et toujours la même voix revenait : Qui est-ce ? Si je le savais, j’allais tout de suite répliquer ».
J’ai été séduit par l’impossible, sans craindre la désillusion.
Les personnages de Youssef Abdelké s’arment de patience, allongés par terre ou assis dans un café ou debout devant une grande porte cadenassée. Parfois, ils sont livrés à leur solitude, parfois en train de s’amuser avec une femme ; nus ou couverts, on a l’impression de voir à travers eux, d’être sous leur peau. C’est un mélange de son travail de graveur et de dessinateur, et comme d’habitude, aucun détail n’est laissé au hasard.
Les hachures croisées, leur effet de rugosité, ou l’usage très restreint de la couleur rouge créent un certain équilibre dans l’oeuvre. Le disque solaire que l’on retrouve sur plusieurs toiles, dont celle illustrant son quatrain préféré, est emprunté aux bas-reliefs assyriens et babyloniens. C’est un quatrain antidépressif, s’adressant à tous ceux qui rêvent de changement sociétal, en disant : « C’est moi qui ai été séduit par l’impossible. J’ai vu la lune, alors j’ai sauté en l’air. Je l’ai atteint ou non, peu importe ! L’essentiel est de m’être assouvi, mon coeur rassasié de passion ».
Livre de chevet
Abdelké a gardé les 172 quatrains de Jahine sur sa commode, pendant dix ans. Il les connaît presque par coeur, les a lus et relus. C’est le genre de travail qu’il faut laisser mijoter sur feu doux. « J’ai des textes du poète syrien Nazih Abou Afach, sur lesquels je veux travailler depuis 40 ans, et d’autres de Mohamad Al- Maghout, que je garde depuis 30 ans. Après avoir exécuté 45 dessins inspirés des quatrains de Jahine, dont j’ai maintenu 35, j’ai réalisé 10 autres à partir de poèmes de l’Iraqien Saadi Youssef.
La rencontre entre un scarabée et une coccinelle. L’amour n’est pas un péché.
Cependant, je ne les ai pas imprimés, car j’ai jugé qu’ils étaient très influencés par l’expérience des quatrains », souligne Abdelké qui devait relever deux grands défis en s’attaquant à l’oeuvre de Jahine. D’une part, il fallait trouver un bon sérigraphe, capable de transférer les dessins sur une trame de soie, à l’aide d’écran et d’encre, tout en préservant les nuances et les dégradés de tons. Et d’autre part, il devait lui-même traduire la légèreté profonde de Jahine. « Le côté drôle et léger de ce dernier n’est pas évident à transmettre. Il a l’aptitude d’exprimer la tragédie humaine, sans nous faire sombrer dans le noir. De quoi nous faire accepter ses propos, malgré leur aspect bouleversant », poursuit le plasticien syrien qui a divisé les oeuvres exposées en cinq groupes, dédiés à cinq créateurs qui l’ont impacté, dont trois sont égyptiens. A savoir : le sculpteur Mahmoud Mokhtar (1891-1934), le peintre Mahmoud Saïd (1897-1964), le chanteur-compositeur cheikh Imam (1918- 1995), le plasticien et homme de lettres français Marcel Duchamp (1887-1968) et le peintre, graveur et dessinateur japonais, qui a inventé le terme « Manga », Hokusai (1760- 1849). « Depuis ma jeunesse, mes références sont pour la plupart égyptiennes. Je lisais des oeuvres littéraires, les livres de Ramsès Younane (ndlr : surréaliste égyptien et l’un des fondateurs du groupe Art et Liberté) et les écrits de Hassan Soliman sur les arts plastiques, que j’ai découverts avant ses peintures magnifiques », précise Youssef, né à Qamechli, dans le nord-est de la Syrie, en 1951.
Chacun de ces artistes l’a encouragé à se rebeller, à casser les codes artistiques et esthétiques, à briser les tabous, à renouveler, à expérimenter, en passant d’une discipline à l’autre.
Jusqu’au 28 avril, à la galerie Mashrabia, de 11h à 15h, et de 20h à 23h, sauf le vendredi. 15, rue Mahmoud Bassiouni, centre-ville. Tél. : 0225784494.
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