Journaliste, poète et critique d’art, Rania Khallaf vient d’entamer une nouvelle phase de sa vie de peintre, avec une série où elle laisse libre cours à son imagination, livrant des créatures plus fantasmagoriques que jamais. Celles-ci la rapprochent de l’art naïf, elle, qui n’aime respecter ni les règles de la perspective, ni les formalités concernant l’intensité de la couleur et la précision du dessin, etc.
Ses oeuvres récentes, exposées actuellement à la galerie Cordoba, font partie d’une série de peintures réalisées en 2021 sous le titre Lost and Found I (perdu et retrouvé I). Sur une peinture de 60x80 cm, elle réunit quatre masques différents, qu’elle a peints à l’aide de couleurs criardes et gaies. Le style ludique et spontané des quatre masques est inspiré d’un atelier qu’elle a effectué avec l’artiste Hisham Abdel-Moety. Chacun des quatre masques abstraits est porteur d’une émotion humaine, d’une expression différente. S’agit-il de visages d’hommes, de femmes ou encore d’une tête d’animal ? Ses créatures suscitent de multiples interrogations.
L’un des visages peints par Khallaf crie à gorge déployée. Un autre a l’oeil bigarré. Un troisième semble totalement perdu. Un quatrième affiche un sarcasme absolu. « L’atelier où j’ai assisté avec Hisham Abdel-Moety m’a ouvert une autre porte, j’ai commencé à dialoguer avec les quatre masques, selon mon humeur. J’ai laissé libre cours à mes fantasmes, sans que la conscience interfère. J’ai adopté un procédé artistique proche de la méthode Gestalt qui considère l’être comme un tout. Cette méthode, souvent utilisée par les psychothérapeutes, permet d’approfondir la connaissance de soi et d’atteindre une vie meilleure, ainsi qu’une harmonie entre le corps, l’esprit et l’environnement », indique Rania Khallaf. Et d’ajouter : « Je suis passionnée des visages. J’aime les peindre sous leurs divers aspects, avec le mélange d’émotions qui en découle. C’est ce que j’ai appris à force de participer en permanence à des ateliers organisés par des artistes professionnels, tels Waguih Yassa et Samir Fouad ».
Tirer son épingle du jeu
Souvent, il y a deux protagonistes sur la toile : un homme et une femme, aux visages complètement déformés par leurs grimaces. Rania Khallaf aime capter les détails de la rencontre entre deux êtres, leurs rapports, parfois conflictuels, non sans ironie.
Dans The Kiss, un homme et une femme échangent un long baiser. La femme embrasse tendrement son conjoint sur la joue, alors que ce dernier, regardant ailleurs, ne semble pas partager le même degré d’affection. Derrière les apparences tendres, se cachent beaucoup d’interprétations sarcastiques sur le sexe, les sentiments partagés, l’amour, l’hégémonie ... A travers un autre couple, réuni dans une composition naïve, proche des dessins pour enfants, l’artiste s’interroge : le sens de la survie l’emporte-t-il sur tout le reste ? En fait, le gagnant chez elle, c’est toujours celui qui est capable de contrôler la situation et de mener le jeu, tout en maintenant son équilibre.
On retrouve ce même sens dans la peinture de grand format My Blue Bicycle, où il s’agit toujours d’un jeu fin d’équilibre. « Peindre, c’est laisser mon esprit respirer … s’émanciper », lance Khallaf, qui adore les sujets allégoriques, les compositions asymétriques, les ornementations chatoyantes et sensuelles. L’artiste fait souvent table rase des valeurs et des idées préétablies, se tourne vers ses idoles Jesse Reno, Pablo Picasso, Gustav Klimt et Marc Chagall, faisant voltiger elle aussi ses créatures.
Dans la série de peintures Lost and Found II (perdu et retrouvé II), Khallaf ne peint que des chats ou des chattes, de toutes les formes et les couleurs. Symbole maléfique ou porte-bonheur, érigé au rang de divinité ou simple compagnon de vie, le petit félin charismatique et mystérieux constitue pour Khallaf un sujet du quotidien qui l’inspire énormément. « J’aime élever des chats à la maison ; parfois, j’ai moi-même un comportement proche des chats », avoue-t-elle.
Peindre des chats révèle en quelque sorte son désir de communiquer des sentiments et des émotions très féminins. Et elle le fait avec une grande délicatesse, teintée d’un sarcasme doux. De quoi provoquer chez nous des réactions contrastées, allant de l’indépendance, au calme, au bien-être, à la méfiance et à la solitude.
Esprit caricatural
Les natures mortes de Héba Amin font référence à des parties du corps humain.
Créature divine ou créature privilégiée, l’ensemble des protagonistes de Khallaf prennent le plus souvent des formes caricaturales et burlesques. Car l’artiste est une passionnée de l’art de la caricature, notamment le style de son préféré, le caricaturiste soudanais Hassan Hakem. « J’adore les lignes épurées de Hakem, qui nargue la censure et qui touche étroitement à la réalité. La distorsion m’enchante, car je pense que nous tous, nous avons quelque chose de distordu, qu’il s’agisse d’une charge émotive, d’une faiblesse, d’une séparation, d’un malheur, d’une joie incomplète … », exprime Rania Khallaf, qui expose aussi à la galerie Cordoba des dessins caricaturaux à l’encre de chine, retouchés par des couleurs assez douces.
Ils sont nettement plus doux que ses peintures et ont été tous créés entre novembre et décembre 2020. Ces dessins sont moins tape-à-l’oeil, mais ne s’éloignent pas du thème cher à l’artiste, à savoir : le rapport homme-femme. Sur l’un d’entre eux, un seul protagoniste contrôle le jeu, on ne peut pas trancher s’il s’agit d’un homme ou d’une femme. Puis, plus loin, un immense oiseau dérange l’immobilité du dessin, un serpent ou une grenouille semblent en état de perplexité. Ces créatures sont à la recherche elles aussi de solutions consensuelles, de compromis, tout comme les humains. « Je m’inspire beaucoup du néo-expressionnisme, celui-ci m’offre un style subjectif, libre et spontané, me permettant d’évoquer les émois de l’homme », précise Rania Khallaf, qui met souvent en avant dans ses poésies érotiques, plutôt féministes, des expériences de vie livrées de manière fantaisiste, parfois même provocatrice.
Fantaisie partagée
Ce même esprit fantaisiste on le retrouve chez l’artiste-peintre Héba Amin, partageant l’exposition à la galerie Cordoba. Les peintures et collages de cette dernière sont chargés de pulsions émotionnelles et d’observations féminines. Ils provoquent l’étonnement, par leur parfum d’innocence et leur fraîcheur d’expression.
Héba Amin exprime ses désirs féminins, brouille les genres et rompt l’idée des frontières. Son travail suscite des interrogations autour de questions existentielles. Qu’est-ce-qui est réel ? Qu’est-ce-qui est imaginaire ? Ses natures mortes (vases, nappes, tables, fleurs …), peintes de manière abstraite, font métaphoriquement référence à des parties du corps humain.
Héba Amin peint les mythes de la vie quotidienne. Elle colle sur ses toiles des papiers en noir et blanc, des bouts de photos anciennes, en lien avec ses souvenirs d’enfance. On retrouve ainsi la tête d’une femme ou d’une petite fille, en noir et blanc, collée quelque part sur la toile, en côte à côte avec d’autres motifs, et c’est à nous de rassembler les éléments de l’histoire. « Les jours de confinement à cause du coronavirus étaient pour moi une formidable opportunité de fantasmer, et ce, dans le but d’échapper à ces moments difficiles. Les collages faits à partir d’anciennes photos m’ont permis de créer un monde parallèle, animé par les souvenirs. Mon enfance est l’époque que je préfère de ma vie, je me sentais vraiment épanouie et insouciante », confie Héba Amin.
En mêlant passé et présent, elle plonge dans un monde onirique, peuplé par des illustrations et des histoires entre magie et réalité.
Galerie Cordoba, jusqu’au 30 mars, de 10h à 21h (sauf les vendredis). 3 a, rue Degla, de la rue Gameat Al-Dowal Al-Arabiya, Mohandessine.
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