Al-Ahram Hebdo : Comment l’appartenance à deux mondes différents, la Suisse où vous avez grandi et l’Egypte votre pays d’origine, a-t-elle influencé votre manière de voir et votre filmographie, en particulier votre nouveau film qui sera projeté vers la fin de cette année-ci ?
Nadia Farès : Je crois que mon appartenance à deux cultures si différentes a beaucoup influencé mon regard sur le monde. Fille d’un père égyptien et d’une mère suisse, j’ai appris à composer avec différentes mentalités, cultures et traditions, et je crois que les histoires que je raconte reflètent ce désir de construire des ponts entre l’Orient et l’Occident.
Mon nouveau film Mech Zayohom (Big Little Women) a été tourné 10 ans après la Révolution de 2011. Il raconte, à travers trois générations, le combat des femmes non conventionnelles dans une société patriarcale. La féministe Nawal Al-Saadawi, activiste, écrivaine et médecin, âgée de 90 ans, raconte son combat personnel qui a commencé depuis le roi Farouq jusqu’à aujourd’hui. Pour elle, la révolution ne doit pas s’arrêter tant qu’il n’y a pas de justice. Quand j’étais plus jeune, à 18 ans environ, j’ai lu les livres de Nawal Al-Saadawi, lesquels ont éveillé en moi des émotions très fortes et m’ont incitée à me tourner vers les femmes dans cette partie du monde. Ceci s’est produit concrètement lorsque j’ai vécu au Caire pendant à peu près une année.
Dans le film que j’ai tourné ici, il y a trois générations, celle de Nawal Al-Saadawi, la mienne, puisque j’évoque aussi mon histoire personnelle, et celle de mes parents à travers lesquels je raconte l’effet du patriarcat de l’autre côté de la Méditerranée. En étant de la génération du milieu, moi-même, j’explore l’héritage entre l’ancienne génération de femmes et celle d’aujourd’hui. Dans le film, la jeune génération est représentée par Nourane, Noha et Amina qui ont appris à surmonter les obstacles, à défendre leurs opinions, à combattre les préjudices et à trouver leur propre chemin pour se donner une voix. Les trois filles se promènent à vélo dans des quartiers défavorisés pour donner à manger aux pauvres, mais aussi pour changer les mentalités. Car arriver en tenue sportive et en bicyclette dans ces quartiers suscitait de vives réactions de la part des gens, et l’objectif des filles était de provoquer des discussions et de faire avancer les mentalités.
— Pourquoi avez-vous choisi de retourner dans le pays de votre père et d’y tourner un film ?
— L’Egypte est un pays qui, pour les cinéastes comme moi ou pour d’autres artistes, est incroyablement inspirant grâce à la diversité des gens, des lieux, des quartiers, remplis d’histoires et d’émotions. C’est vrai que la vie est difficile et que parfois ce n’est pas évident de faire parler les gens ouvertement devant la caméra pour faire des documentaires, mais cela vaut la peine de se battre pour arriver à tourner une histoire vraie et authentique. Et ce, grâce à la rencontre de personnes qui ont un vrai vécu et qui parlent de leur coeur. Les femmes en Egypte sont extrêmement courageuses et elles doivent surmonter des obstacles tous les jours dans leur vie quotidienne, sans jamais baisser les bras. Quand j’étais jeune fille, j’ai vécu au Caire et j’étais admirative vis-à-vis des femmes : comment elles organisaient leur journée, avec boulots et enfants, comment elles prenaient les rênes en main pour rendre la vie familiale possible et agréable, à l’ombre d’un système patriarcal qui ne met pas la femme en avant, bien au contraire, les hommes ne cessent de dresser des obstacles devant l’autre sexe. Donc, les femmes sont très courageuses et puissantes, en même temps oppressées. Cette combinaison est à même d’intéresser tout artiste et cinéaste qui cherche à explorer cette relation en profondeur, tout en éclairant les différents problèmes de la vie quotidienne en Egypte.
— Votre premier long métrage Miel et Cendres, sorti en 1996, a obtenu plus de 18 prix à des festivals internationaux. Pourquoi avoir attendu si longtemps pour faire un autre film ?
— Je n’ai pas attendu, je me suis battue pendant 20 ans. Miel et Cendres que j’ai tourné en Tunisie a décroché plusieurs prix prestigieux. Malgré ce succès, j’ai eu de la peine à trouver un financement pour mes projets suivants ; je me suis tournée vers le documentaire, puis je suis revenue de nouveau à la fiction.
J’aime faire des films de fiction, ainsi que des documentaires, c’est important pour moi, puisque la réalité peut enrichir la fiction et la fiction peut enrichir le documentaire. J’ai réalisé plus de 30 documentaires tout au long de ma carrière, il n’est pas aussi difficile de trouver du financement pour les documentaires que pour les fictions. J’ai eu des difficultés à trouver un financement pour mon nouveau film, cela m’a pris presque 4 ans, et à un moment donné, il y avait un projet de coproduction avec la France, mais il n’a pas abouti. Et enfin, le problème du financement a été réglé grâce à une coproduction entre la Suisse et l’Egypte.
— Les sujets touchant aux conditions des femmes orientales, comme le harcèlement sexuel ou l’excision, ne sont-ils pas des thèmes assez vendeurs de nos jours ?
— Je ne crois pas que l’excision et le harcèlement peuvent être décrits comme des « thèmes vendeurs » dans le cinéma, ce sont plutôt la force des personnages, leurs histoires et leurs véracités qui priment. C’est ce qui peut faire un succès cinématographique, à mon avis ; c’est ce qui fait la différence aussi entre un film de cinéma et un reportage sensationnel qui pointe du doigt tel ou tel sujet. Mon film ne développe pas les thèmes du harcèlement ou de l’excision, bien qu’ils soient des thèmes qui concernent les femmes, c’est une oeuvre qui cherche à montrer que le patriarcat a les mêmes conséquences en Orient qu’en Occident sur la vie d’une femme.
— Comment effectuez-vous ce rapprochement ?
— Je le fais à travers mon histoire personnelle et celle de mes parents. Mon père avait été illégalement renvoyé en Egypte par mon grand-père maternel suisse qui était un patriarche franc-maçon. C’est donc à travers mon histoire personnelle et celle de mes parents que je montre que le patriarcat affecte la vie d’une femme — ma vie à moi et celle de ma mère — à cause de l’expulsion de mon papa, qui était contraire à la loi et aux droits humains, puisqu’il était marié et avait une enfant. J’effectue donc une exploration du système patriarcal des deux côtés de la Méditerranée.
— La femme, surtout la femme arabe, semble être le point central de tous vos films, pourquoi ?
— Comme réalisatrice et scénariste c’est clair que je raconte des histoires qui sont proches de moi, des histoires que je connais, inspirées de ce que j’ai vécu ou observé. En tant que réalisatrice, je navigue toujours dans un monde d’hommes, donc pour moi, c’est important de raconter des histoires de femmes, selon le point de vue d’une femme. Comme je l’ai déjà expliqué, la femme arabe a beaucoup de défis à relever : la société, le regard de celle-ci, le travail, la famille ; elle doit concilier tant de facteurs pour s’épanouir. Personnellement, je m’identifie plus à ce contexte qu’à celui d’une femme suisse, qui est aidée par le gouvernement pour résoudre ses problèmes. Car dans ma vie, j’ai lutté toute seule à ma manière, même si j’ai grandi en Suisse.
— Dans Miel et Cendres vous avez choisi de traiter des jeunes filles tunisiennes. Est-ce différent du cas égyptien ou un peu la même chose ?
— Les histoires que j’ai choisies sont universelles, on peut les retrouver en Egypte, en Europe, au Liban, en Tunisie ; mais la manière avec laquelle on aborde les circonstances diffère entre le monde arabe et l’Occident. Les histoires sont à portée humaine, alors elles se ressemblent partout, ce sont la culture et les traditions qui font qu’on réagit différemment.
— Est-ce que les expériences antérieures d’autres réalisatrices égyptiennes résidant à l’étranger vous ont encouragée ?
— Oui, j’ai été inspirée par Tahani Rached, la réalisatrice égyptienne vivant au Canada, qui a signé plus de 20 documentaires sur les femmes en Egypte, dont Quatre femmes d’Egypte. Je suis aussi en train de faire la connaissance d’autres générations de réalisatrices égyptiennes, telles Hala Galal et Salma Al-Tarzi.
— Comment situez-vous votre nouveau film Mech Zayohom et pourquoi avez-vous opté pour le docu-fiction ?
— Ce film est très important pour moi, quand on regarde l’ensemble de ma filmographie, entre fiction et documentaire. Je crois qu’il constitue la synthèse de mon travail ; c’est un kaléidoscope d’histoires racontées en mixant documentaire et fiction, mes deux passions.
C’est un film personnel et que j’espère universel aussi. En général, je ne suis pas quelqu’un qui fait des calculs, je ne dis pas : je vais faire un film sur ce thème parce qu’il va avancer ma carrière. Je suis une artiste, donc je me laisse guider par mes émotions et mon coeur, ma tête les suit. L’idée de ce film me poursuit depuis 10 ans, mais je n’avais pas le courage de la réaliser.
La jeune génération est représentée dans le film par Nourane, Noha et Amina.
A propos de la réalisatrice
A 18 ans, Nadia Farès quitte la Suisse pour vivre pour la première fois dans le pays de son père, l’Egypte. Elle est immédiatement fascinée par sa richesse et sa diversité. Puis, elle part étudier le cinéma aux Etats-Unis. Elle revient en Egypte plusieurs fois, mais c’est 30 ans après sa première visite que la réalisatrice et scénariste revient pour tourner son nouveau film Mech Zayohom (Big Little Women) dont la projection est prévue vers la fin de cette année-ci.
La filmographie de Nadia Farès compte plusieurs oeuvres dont Miel et Cendres (long métrage, 1996), Mixed Up (documentaire, 1999), Anomalies Passagères (fiction d’une heure, 2003), The Recruted (documentaire, 2012), Girls Go Wheels (documentaire, 2015) et Les Reines du Caire (documentaire, 2018).
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