Marianne khoury et sa fille Sara Al-Chazli parlent entre elles pour se libérer, pour se soulager après avoir exprimé un malaise. Dans leur cas précis, étant deux cinéastes, elles ont filmé leur longue conversation, qui s’est déroulée sur plusieurs mois devant la caméra, et en ont fait un film, un documentaire. Celui-ci ne traite pas uniquement de leur relation, de leurs problèmes, mais de l’histoire croisée de quatre générations de femmes: la fille (Sara), la mère (Marianne), la grand-mère (Iris) et l’arrière grand-mère (Marika). Cette dernière, d’origine grecque, est aussi la mère du réalisateur Youssef Chahine (1926-2008), l’oncle maternel de Marianne Khoury, qui signe aujourd’hui son quatrième documentaire, Let’s Talk. D’ailleurs, il lui a légué des photos et des images d’archives qu’il a enregistrées autrefois avec Marika, appelée « nonna » ou grand-maman en italien, par toute la famille, très cosmopolite, parlant le plus souvent en français à la maison.
Jean Khoury et sa femme Iris. Le père et la mère de la réalisatrice, avec des amis.
Ce procédé peut permettre à l’une et l’autre de faire la paix avec un héritage maternel assez compliqué. Il permet aussi de s’interroger sur les points de ressemblance entre ces quatre femmes, de savoir qu’est-ce qu’elles ont en commun: la force? L’intensité du regard? L’originalité? Et quoi d’autre? Marianne tente surtout de déchiffrer le rapport qu’elle a eu avec sa mère, Iris. Elle avait de l’allure, du charisme, était très intelligente. Imprévisible et impressionnante. Puissante et fragile. « Elle ne voulait pas vieillir… et elle a très mal vieilli », dit Chahine dans le film, en évoquant le souvenir de sa soeur, qui a sombré dans la dépression, à la fin de ses jours. Et à Marianne de réitérer, à d’autres endroits du film: « Elle est morte pour me laisser de l’espace », en ajoutant qu’elle est décédée dans son lit, d’une crise cardiaque, le jour de son mariage avec le père de ses enfants. Un 30 décembre.
La fusion entre une mère et sa fille empêche parfois l’une et l’autre de vivre sa vie. Elles ont vécu à deux pendant longtemps, vu la présence alors de ses deux frères aînés, Elie et Gaby, à l’étranger. Et c’était donc à Marianne de gérer la situation, sachant que chacun aime à sa façon et que sa mère n’a jamais eu finalement l’existence passionnelle qui convenait à sa nature.
Se sentir mieux
Sara à la recherche de soi, à Cuba.
On feuillette avec les membres de la famille leur album photos. On reconnaît les mêmes têtes sur les images en noir et blanc. On assiste à des réunions de famille, on les voit découper la dinde pour le réveillon de Noël; l’ambiance est chaleureuse. Mais lorsqu’il s’agit d’interviews effectuées à des occasions différentes pour le film, on ne se livre pas de la même façon. L’un se montre plus réticent que l’autre, considérant que c’est une affaire de famille, qu’on ne doit pas exposer devant les caméras. L’autre va droit au but, usant de peu de mots. Marianne Khoury se prête à un jeu d’équilibriste ; elle veut dire les choses sans vraiment les dire. En tout cas, elle est moins dure que son oncle Chahine, dans son oeuvre autobiographique La Mémoire (1982), où il a mis à nu les femmes « monstrueuses » qui l’ont entouré. Marianne, elle, le fait avec plus de décence, de finesse. Elle a peur de déranger, mais a absolument besoin d’évacuer ce qu’elle a sur le coeur. Elle essaye de se débarrasser en douceur de ses blocages en les acceptant, en les comprenant. C’est la thérapie par le verbe.
Yousef Chahine, avec sa mère Marika.
Sara, sa fille, qui étudie le cinéma à Cuba, lui reproche de ne pas avoir été suffisamment présente. Elles parlent en tant qu’amies, se soutiennent dans les moments difficiles. Lorsque Marianne Khoury a été atteinte d’un cancer du sein l’an dernier, ses enfants étaient auprès d’elles, à l’hôpital en Angleterre. Ses moments très personnels figurent également dans le film. Sara ne se contente pas de provoquer sa mère, en lui posant tant de questions sur les femmes de la famille, sur elle, mais elle finit par déballer son propre malaise : grandir dans un pays pauvre, alors qu’on est riche, avoir été dans une école française, parler tout le temps en français chez soi, sans maîtriser la langue du pays où l’on est né, être issue d’une famille aux origines très diversifiées et d’un couple mixte, avec une mère grecque catholique et un père musulman qui a vécu au Canada. En fait, il fallait le dire pour parvenir à une relation apaisée et montrer courageusement ses émotions.
Lien court: