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La rue Al-Moez réimaginée

Névine Lameï, Dimanche, 27 octobre 2019

La société Art d’Egypte organise sa 3e exposition d’art, investissant différemment la rue Al-Moez, dans le Vieux Caire fatimide. 28 artistes égyptiens y participent et révèlent leur vision des lieux.

La rue Al-Moez réimaginée

Vingt-huit artistes égyptiens exposent des oeuvres d’art contemporain à la rue Al-Moez, dans le Vieux Caire fatimide. Organisé par la société privée Art d’Egypte, l’événement vise à marier art contemporain et sites du patrimoine. C’est la troisième exposition du genre organisée par la même société et l’édition de cette année porte le titre Reimagined Narratives (récits réinventés).

Parrainée par le ministère égyptien des Antiquités et l’Unesco, l’exposition en cours se déroule dans quatre lieux différents de la rue Al-Moez, dans le quartier d’Al-Gamaliya. A savoir: la maison Al-Séheimi, le complexe du sultan Qalawoun, le Maqaad de l’Emir Mamay Al-Sayfi et la salle du cheikh Mohebeddine Al-Chafeï. « Les récits que les artistes racontent à leur manière décrivent des objets, des événements historiques et des idées. De quoi rappeler le travail d’Eugene Wigner (1902-1995), prix Nobel de physique en 1963, sur le développement de la théorie de la mécanique quantique, concernant la nature du proton et du neutron. Le scénario implique une observation indirecte d’une mesure quantique. Ainsi, deux observateurs ne partagent pas forcément la même interprétation d’un état donné. Plus encore, les interprétations peuvent être contradictoires », indique Nadine Abdel-Ghaffar, fondatrice de la société Art d’Egypte et commissaire de l’exposition, dans le catalogue. Et de poursuivre son explication : « On se prête à un double jeu visuel, réinterprétant l’oeuvre en fonction des temps et des espaces différents. C’est un travail contemporain placé dans un cadre ancien, qui inspire un point de vue épistémologique différent ».

Il était une fois à la maison Al-Séheimi

La rue Al-Moez réimaginée
Une installation 3D de Marianne Fahmy. (Photos : Yasser Al-Ghoul)

A la maison Al-Séheimi, construite en 1648 par le Cheikh Ahmad Al-Séheimi, Hani Rached expose l’installation du Musée de Papa. Il s’agit de trois grandes vitrines dans lesquelles l’artiste range les anciens objets hérités de son père. Les objets désuets sont agencés avec beaucoup d’émotion. Ils ne sont pas sans rappeler l’enfance de l’artiste. Il y a des pipes, des lunettes, des outils de rasage, un tapis de prière admirablement inséré dans un mur ancien … Et ce, dans le jardin intérieur de la maison Al-Séheimi. « Celle-ci représente pour moi l’exemple le plus raffiné de maison ottomane au Caire. C’est une somptueuse demeure, dotée de très belles pièces de réception et d’un grand jardin lumineux. C’est cette ambiance qui m’a inspiré mon installation, une sorte de musée virtuel, qui a la force de transmettre tant de souvenirs passés, des récits de vivants et de morts », précise Hani Rached.

Face à l’installation de ce dernier s’en dresse une autre, immense, en poterie, qui prend la majorité du jardin. C’est celle de Moaz Al-Damassi, qui s’inspire des formes géométriques se trouvant dans la nature pour repenser le rapport à l’espace. Al-Damassi a choisi d’iwnstaller son oeuvre sous un dôme avec des vitraux colorés. L’installation est composée de branches d’arbres en poterie et d’un miroir rond, qui reflète la lumière des petits carreaux en verre coloré. Et ce, dans le but d’être en harmonie avec la nature, tout en innovant. L’artiste parle surtout de « biomimétisme », c’est-à-dire d’un processus d’innovation et d’ingénierie qui s’inspire des formes, matières, propriétés et fonctions du vivant. Un domaine émergent de la recherche et des domaines techniques.

L’installation Je suis un lion domestique, de Mohamad Monassir, a la forme d’un immense parasol en tissu, orné de perles colorées. Il crée l’effet de tir d’arme à feu à travers les murs anciens, comme dans un champ de bataille. Placée dans l’une des chambres d’Al-Séheimi, sur un plancher solide en bois, l’installation respecte les proportions de la salle. Elle est percée d’une lumière chaude tendant vers le rouge-orangé, qui procure une sensation de détente.

La rue Al-Moez réimaginée
Echo, d'Ahmed Keshta. (Photos : Yasser Al-Ghoul)

Formée d’objets d’usine débraillés que l’artiste a découverts sur la terrasse d’un ancien immeuble de la rue Moez, précisément l’immeuble Elias Cannacé et Fils, l’installation d’Ibrahim Ahmad forme un lustre énorme, mêlant fer, L’artiste s’interroge sur l’histoire des gens qui ont habité cet immeuble autrefois. Ils semblent dire: à l’usure du temps, nous sommes comme la pierre, nous deviendrons poussières.

Quant à Amir Youssef, il présente une installation en 3D qui reflète le temps parfumé qui se dégage d’une chambre de la maison Al-Séheimi. « Cette chambre a un cachet très particulier, avec ses moucharabieh qui laissent rentrer l’air et la lumière », explique-t-il. Il a créé la statue d’un derviche tourneur, habillé en papier argenté et dressé sur une plateforme mouvante, symbole de l’ivresse spirituelle.

Du spirituel au complexe Qalaoun

La rue Al-Moez réimaginée
La rue Al-Moez réimaginée (Photos : Yasser Al-Ghoul)

Juste en face du couloir du complexe Qalaoun se trouvent trois installations en paille, signées Ahmed Askalany. La paille est une matière chère à l’artiste, né à Naga Hammadi, en Haute-Egypte. Il y a un chapelet de 10m de long, invoquant les 99 noms d’Allah et qui survole deux statues de paille, qui peuvent représenter deux fidèles ou deux soufis. Askalany utilise comme d’habitude des matériaux traditionnels et des techniques artisanales. « Le couloir impressionnant du complexe Qalaoun et son mausolée m’ont inspiré cette installation, qui va de pair avec l’esprit des lieux », souligne Askalany.

L’artiste Ahmed Karaly participe avec l’installation L’Arche de Qalaoun, créée à l’aide d’acrylique et d’un acide inoxydable. L’oeuvre de Karaly repose sur l’évolution de l’architecture islamique et sa reformulation aux temps modernes. L’Arche de Qalaoun trouve harmonieusement sa place devant la mosquée-école du complexe Qalaoun.

Mohamed Shoukry expose sous le titre Son Altesse. Son installation est formée de cylindres métalliques, munis de lampes fluorescentes. A son sommet, du coton blanc étiré donne l’impression qu’on a affaire à un ciel nuageux, symbole du monothéisme religieux. « Le monothéisme implique la croyance en l’unicité de Dieu, c’est ce qui m’a inspiré cette installation, allant de pair avec la philosophie de l’architecture islamique de la mosquée Qalaoun et ses magnifiques ornements », dit Shoukry.

Plus loin, dans l’un des vastes couloirs, expose Ahmed Keshta. Son installation, qui s’intitule Echo, se compose d’un très long rideau en voile transparent de couleur vert turquoise. L’oeuvre donne brillamment l’impression qu’il s’agit d’un électrocardiogramme qui enregistre les battements du coeur. « Des gens vivaient autrefois dans ces lieux. La transparence du voile, sous l’effet de l’air frais, le vert turquoise, couleur qui symbolise l’âme pure, accentuent le côté mystique de l’oeuvre. Il en est de même pour le jeu du clair-obscur », déclare Keshta.

Les trois immenses peintures murales d’Ahmad Farid représentent la ville grouillante du Caire avec, entre autres, la rue Al-Moez, ses allées, ses ruines, ses fenêtres grillagées et ses habitants. Farid a un pinceau fougueux qui parvient à rendre au Caire son côté chaotique. Le doré attribue à sa palette plus de richesse.

La rue Al-Moez réimaginée
Le derviche tourneur d'Amir Yousssef. (Photos : Yasser Al-Ghoul)

Huda Lotfy, historienne à la base avant d’être artiste plastique, a, elle aussi, choisi de travailler dans le complexe Qalaoun, datant de l’an 1285. « C’est l’un des bâtiments les plus anciens et les plus impressionnants de la rue Al-Moez ; il a été construit en hommage au sultan Mamelouk. Il comprenait un hôpital réservé en partie aux maladies psychiatriques, c’est l’un des premiers de l’Histoire. Il y avait 2 000 lits et des équipements rares à l’époque », indique Huda Lotfy, qui a réaménagé l’une des salles du complexe Qalaoun. On y voit un petit lit et des pantoufles, et l’on se demande alors: « A qui étaient ces pantoufles?! ». Huda Lotfy nous fait ainsi penser aux conditions et aux histoires des patients qui étaient hébergés à l’hôpital, dans le temps. Dans une autre pièce, Lotfy a installé une ancienne armoire remplie de boîtes, de récipients et de flacons médicaux.

La salle des femmes

La rue Al-Moez réimaginée
Peinture d'Ahmad Farid. (Photos : Yasser Al-Ghoul)

Surnommé « l’illusionniste », l’artiste d’origine nubienne, Fathi Hassan, se positionne à l’entrée de Maqaad Mamay et entre en interaction avec le public qui vient découvrir son installation: un tableau blanc avec de l’écriture kufique, des motifs végétaux et animaux, des corps célestes, des signes et des symboles issus du patrimoine nubien. « Bâti en 1496, cet endroit possède des joyaux architecturaux : arabesques, calligraphie arabe, ornements de plâtre, de marbre, des dômes, des arches, des piliers… Il témoigne du génie de l’artiste musulman qui a imaginé autant de formes », précise Fathi Hassan.

La salle Mouhib Eddine appartient aux femmes. Sherine Guirguis, Marianne Fahmy et Heba Amin y exposent. Une salle dont la construction remonte à l’année 1350. Les Moucharabiehs, ce dispositif de ventilation naturelle, servaient également à éloigner les femmes des regards. Sherine Guirguis s’en inspire dans ses deux installations, intitulées Qasr Al-Choq (le palais du désir), selon la trilogie de Mahfouz. Les deux installations de Guirguis ont la forme de bijoux arabes traditionnels. Elles bougent une fois que les visiteurs s’en approchent. Selon l’artiste, ces bijoux représentent le corps de la femme. Un corps qui « passe de la beauté passive à la vibration et à la menace ».

Marianne Fahmy présente, elle, une installation 3D en plexiglas ou vinyles transparents, ayant la forme d’éventails suspendus au plafond. La lumière se réfracte sur la surface transparente et crée un jeu de miroir qui lie les différentes époques .

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