Al-Ahram Hebdo : Les films à portée universelle et lyrique comme les vôtres ont-ils transformé les Palestiniens ordinaires en des icônes ? Que pensez-vous des autres oeuvres plus récentes qui portent un regard plus critique et plus cynique sur la réalité palestinienne ? Je parle de films comme ceux d’Elia Suleiman, de L’Insulte de Ziad Doueri, de Omar de Hani Abou-Assaad, de Screwdriver (Mafak) de Bassam Jarbawi ?
Mai Masri : L’important, c’est d’éviter les clichés et les images stéréotypées, très dangereuses. Chaque cinéaste présente son point de vue et on se complète. Il faut par contre rester sincère et crédible. Personnellement, je tiens à montrer les nuances, les déviations ou les déformations qu’ont connues les Palestiniens, mais en restant poétique et lyrique. C’est mon style. Car même la guerre avec toutes ses atrocités est capable de faire ressortir des choses positives chez les êtres humains. Moi, je suis de nature optimiste. Dans la vie, on peut ne voir que ce qui est horrible ou désagréable, néanmoins je cherche toujours des brins d’optimisme, ce qui est à même de nous donner de l’espoir. C’est bien de parvenir à un équilibre, de montrer au spectateur le bon et le mauvais, de présenter quelque chose d’humain, avec lequel on peut entrer en interaction.
Il faut rendre à la réalité palestinienne sa dimension humaine, car elle a été déformée sous l’effet des médias, qui ont créé une sorte de saturation quant aux affaires palestiniennes et arabes tout court. Les images de violence et de mort sont devenues « normales ». Le défi que nous devons relever, en tant que réalisateurs, est d’humaniser davantage la question palestinienne et de pousser le public à réagir, mais il faut le faire de façon intelligente et créative.
— 1982 a été pour vous une année charnière : vous êtes rentrée au Liban, après avoir effectué des études aux Etats-Unis, vous avez rencontré votre futur mari, Jean Chamoun, avec qui vous avez tourné vos premiers films ; il y a eu les massacres perpétrés par les milices phalangistes à Chatila et vous êtes devenue la première réalisatrice palestinienne. Votre première fiction, 3 000 Nuits, a été inspirée par une histoire réelle que vous a racontée une femme, toujours dans les années 1980. Avez-vous été tellement marquée par cette décennie que vous ne pouvez pas vous en séparer ?
— Pas forcément les années 1970-1980, mais je m’intéresse davantage à l’Histoire, à ce qui s’est passé. Je vais peut-être remonter dans l’Histoire à il y a plus de 100 ans dans mes prochaines oeuvres. Je veux redécouvrir le lien entre le passé et le présent. J’ai réalisé plusieurs oeuvres, la plupart de mon travail documentaire en effet, sur du factuel. J’ai souvent tourné sur des faits contemporains. Maintenant, en faisant des longs métrages de fiction, je peux me permettre de réfléchir sur le passé. Les films narratifs me donnent du recul, et moi, j’ai un lourd bagage, plein d’histoires à raconter, que je cherche à exprimer différemment. J’ai besoin de m’attarder sur plusieurs expériences que je n’ai pas pu ou n’ai pas eu le temps d’exprimer auparavant. J’ai donc besoin de les aborder de manière profonde et réfléchie, et la fiction me donne la chance de revisiter les personnages que j’ai rencontrés, mais dans un autre format. Je peux mieux contrôler le médium. C’est une autre phase pour moi.
Cela n’empêche pas que si jamais un événement donné m’émeut, je peux revenir au documentaire à tout moment. Car la réalité, chez nous, est beaucoup plus puissante que l’imaginé ou le fictif.
— Le rapport des Palestiniens à la caméra a-t-il changé par rapport à des étapes antérieures de votre parcours ? Comment ?
— Sans doute, beaucoup. En 1982, quand on a commencé à tourner, ils étaient plus prudents. La caméra était souvent entre les mains d’étrangers et les gens s’en méfiaient, craignaient que ce soit un outil d’espionnage, de repérage, etc. On ne saisissait pas, à l’époque, l’importance de l’image pour la cause palestinienne. J’ai senti une grande différence avec la première Intifada (ndlr : 1987-1993). Les médias ont commencé à diffuser des images plus humaines quant aux Palestiniens : des enfants qui lancent des pierres pour affronter l’une des armées les plus puissantes du monde, etc. Donc, on s’est rendu compte de l’importance de l’image, on a plus confiance, notamment qu’il y a eu de plus en plus de réalisateurs sur le terrain.
Quand je suis allée filmer en Palestine, à cette époque, les gens avaient déjà vu mes précédents films, c’était une sorte de laissez-passer, et ils m’ont tout de suite ouvert leur coeur. La caméra, dans la ville assiégée de Naplouse, où il était interdit de photographier, ne posait pas de problèmes pour les habitants, qui m’ont aidé à cacher les images que je tournais et à échapper aux autorités. Mes cousins et ma grande famille étaient complices pour dissimuler mon matériel. Ensuite, plus tard, avec la numérisation, les appareils photo sont devenus à la portée de tous. C’est une belle arme de documentation.
— Aujourd’hui, il y a presque autant de femmes que d’hommes qui se sont mises à la réalisation de films. Vous mentionnez qu’entre 50 et 60 % des cinéastes palestiniens sont des femmes … Quelle en est la raison ? Portent-elles un regard différent sur la cause de leur peuple ?
— Durant la première et la deuxième Intifadas (ndlr : 2000-2005) par exemple, les hommes étaient en prison ou sur le front, pour la plupart. Il en était de même au Liban, après l’occupation israélienne, au sud. Les femmes ont joué un rôle primordial dans la résistance populaire. J’ai abordé ceci dans mon deuxième documentaire, Fleurs d’Ajonc : femmes du Sud-Liban (1986). Les dix ou quinze dernières années, on a eu plus de femmes réalisatrices. C’est un excellent outil d’expression. Un moyen efficace de faire bouger les choses, qui est quand même très créatif. Elles ont attrapé le virus comme moi.
— Quand est-ce que vous vous êtes rendue compte que le cinéma est le moyen de vous réconcilier avec votre identité, vous qui avez commencé à vous poser des questions dès l’âge de 5 ans, et qui étiez toujours en déplacement avec votre famille, ayant vécu entre la Jordanie, le Liban et les Etats-Unis ?
— Je m’interrogeais souvent sur ce que je voulais faire de ma vie, mais lorsque j’ai assisté par hasard à un cours de cinéma, à mon arrivée aux Etats-Unis, tout un monde s’est ouvert à moi. C’est l’amour au premier regard. Je ne sais pas si l’on peut vraiment parler d’un hasard, car quelque part, on va vers ce que l’on cherche, c’est du Mektoub. J’y étais préparée psychologiquement. J’ai trouvé la réponse à plusieurs questions qui me tourmentaient.
C’était un moyen de communiquer avec les gens, de parler avec eux, de me révolter contre mon environnement. Et moi, j’appartiens quand même à une génération rebelle, celle des années 1970, qui s’est insurgée contre toutes les institutions traditionnelles. La génération des révolutions, des rêves et des ambitions. Le cinéma m’a permis de donner corps à mes idées. La présence de Jean Chamoun a facilité les choses, sans doute.
— Est-ce que le cinéma a réussi à refléter l’effervescence du Liban des années 1970, qui grouillait de monde, d’intellectuels, de révolutionnaires, de militants, de combattants, etc. ?
— J’ai un projet à ce sujet, un projet reporté. Car il n’y a pas un seul film qui ait pu vraiment refléter la richesse de cette période, mais il y a eu quand même de beaux films qui y ont fait allusion, comme le film algérien Nahla (ndlr : de Farouk Beloufa, 1979) et quelques films des Libanais Borhane Alawiya et Maroun Baghdadi. A mon avis, il faut sans doute y retourner, même si pour le moment, je suis plongée dans une époque beaucoup plus ancienne, qui remonte à plus de 100 ans. Je pense qu’il faut revisiter les années 1970, car il y avait une lancée, un dynamisme qui n’existent plus de nos jours. Les nouveaux cinéastes arabes accordent un intérêt particulier à la mémoire, à des périodes qu’ils n’ont pas forcément vécues. Ils jugent que c’est important pour accomplir un devoir de mémoire.
Avec les membres du jury du festival d'Al-Gouna
La réalisatrice en quelques lignes
Mai Masri est née en avril 1959 à Amman, en Jordanie, d’un père palestinien de Naplouse et d’une mère américaine du Texas. Dans les années 1960, sa famille s’installe au Liban et ne peut plus repartir à cause de la guerre de 1967. Elle a donc grandi à Beyrouth, où elle a vécu le plus clair de sa vie. Elle est partie effectuer ses études aux Etats-Unis, à l’Université de San Francisco, et découvre sa passion pour le cinéma. Une fois diplômée en 1981, elle rentre peu de temps après à Beyrouth, où elle rencontre le cinéaste libanais pro-palestinien Jean Chamoun, avec qui elle a tourné plusieurs documentaires sur les effets de la guerre au Liban et sur la résistance palestinienne. Ils se sont mariées en 1986, ont eu deux filles, Nour et Hana, et ont fondé, en 1994, la société Nour Productions.
Elle a réalisé une dizaine de documentaires, dont, entre autres, une trilogie sur les enfants victimes du conflit arabo-israélien : Les Enfants du feu, Les Enfants de Chatila et Rêves d’exil. En 2017, elle présente son premier long métrage de fiction, primé dans plusieurs festivals, 3 000 Nuits, s’inspirant du style et des techniques du documentaire, mais aussi d’une histoire vraie. Elle a été membre du Jury de la compétition officielle des longs métrages de fiction à la dernière édition du Festival du film d’Al-Gouna. Celui-ci lui a consacré une séance spéciale, Master class, où elle s’est entretenue avec le public.
Flash-back
En tournant mon troisième film, à Hamra, en 1988, Beyrouth, génération de la guerre, l’immeuble où l’on habitait regroupait pas mal d’enfants de déplacés. On les a filmés alors qu’ils simulaient les scènes de guerre, en jouant. Sur le terrain, il y a toujours une place à l’imprévu.
Les enfants du feu a été tourné à Naplouse en 1990 ; la ville était assiégée et les gens cloîtrés chez eux. On a été arrêté et interrogé à plusieurs reprises, en filmant un garçon de 12 ans et une fille de 11 ans, bien plus mûrs que leur âge. Le dilemme est de savoir jusqu’où aller en évoquant l’intimité des familles.
Dans Les Enfants de Chatila, en 1998, j’ai laissé la caméra entre les mains des filles et des garçons, pour qu’ils gèrent eux-mêmes les conversations.
Avec le retrait des troupes israéliennes du Sud-Liban, en l’an 2000, j’ai filmé un moment historique, avec notamment les familles, de part et d’autre de la frontière, qui se retrouvaient après une longue séparation. Avec l’avènement d’Internet, des relations d’amitié s’étaient déjà nouées entre des personnes qui ne s’étaient jamais vues jusque-là. C’était le cas de Mona et Manar.
Je me suis effondrée en filmant 33 Jours, à Qana (Sud-Liban), en 2006. Les parents se jetaient sur les tombeaux, ils voulaient être enterrés avec leurs enfants qui ont trouvé la mort. 120 corps étaient ensevelis.
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