A la galerie machrabiya, au centre-ville cairote, l’exposition intitulée My Favorite Things 4 (mes objets préférés), à sa 4e édition, regroupe 12 jeunes artistes femmes dans la trentaine, dont l’art prometteur est présent sur la scène artistique égyptienne, mais aussi étrangère. Un art aux styles et techniques variés, entre peintures, collages et installations, et qui porte un certain air nostalgique faisant appel à un temps passé, né d’une détresse vécue au présent. Le jeu des contrastes et des perceptions touche, dans l’art des 12 plasticiennes, au rapport entre l’imaginaire et le réel, l’abstrait et le concret, la pensée et la manière de voir, le perceptible et l’imperceptible, ou encore entre l’apparence et l’essence même des choses.
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« J’aime toucher, créer, penser les choses et les embellir pour leur donner une seconde vie », déclare Alaa Hassan. Elle aime collectionner des photos anciennes, soit d’anciens albums de ses parents ou de ceux de ses amies. Cette matière inspire ses peintures à l’huile, aux couches de couleurs pastel denses et pâteuses. Cette accumulation de couleurs donne à l’art d’Alaa un certain effet d’un temps qui passe, mais qui demeure vivant dans la mémoire de l’artiste. « C’est ce temps passé aux beaux souvenirs d’une enfance naïve et crédule que j’aime convoquer au présent dans mes peintures », souligne Alaa Hassan. Un présent défini par l’artiste par présent « non humain » et « pas souhaitable ». D’où des peintures vues par les uns comme faisant peur, et ce, à travers les protagonistes enfants d’Alaa, aux yeux complètement effacés par le blanc. Et par d’autres comme une ironie très enfantine et innocente à l’égard d’un présent vécu avec peine et représenté par des enfants déguisés en lapin ou en ours en peluche. « Les protagonistes de mon art sont mes amis imaginaires. Ils paraissent réels, mais n’existent pas en réalité », lance Alaa. L’artiste joue ainsi entre imaginaire et réalité.
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Hallucinations, manipulations, jeux de pistes et faux-semblants— autant d’effets sur lesquels joue l’artiste Mona Essam dans ses installations en plastique ayant toutes une forme arrondie. Sur ces installations sont dressées, comme sur un trône, des images-photos collées à l’intérieur du plastique, soit de petits archanges aux bras étendus et de créatures issues de mythes antiques. « Le rond, c’est la vie. De plus, le cercle me donne un sentiment de sécurité », explique Mona Essam, dont l’installation produit un effet entre dynamique et statique, du réel et fiction, perceptible et imperceptible, divin et profane. Le tout donne l’impression d’une illusion d’optique à double regard, celle d’une image qui bouge lorsqu’on la touche. « Je m’intéresse beaucoup à la distorsion cognitive en psychologie et donc à la façon de traiter l’information, qui résulte en erreurs de pensée prévisibles ayant souvent pour conséquence d’entretenir des pensées et des émotions négatives », explique Mona. Le jeu de contraste dans ses installations suspendues au plafond produit conjointement un sentiment de calme né de l’image de l’ange avec sa pureté et d’anxiété née de la distorsion cognitive.
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Aya Badawi partage, quant à elle, le même monde mythique, à la fois spirituel et métaphysique. Dans ses photos retouchées et ses peintures et collages, il ne s’agit pas d’anges, mais d’êtres humains portant des ailes d’anges, installés et figés dans un globe terrestre en perpétuel mouvement. L’ange avec des ailes de Badawi est une métaphore, qui représente la capacité de l’être humain à rêver et à voyager dans les multiples dimensions de sa conscience, via ses rêves.
« De loin ou de près, comment concevons-nous le monde qui nous entoure? Notre perception du monde au quotidien est-elle une réalité ou une fiction? Chacun de nous voit le monde selon sa propre perception des choses », déclare Nesrine Mamdouh. Ses peintures 3D donnent l’impression qu’il s’agit davantage d’oeuvres sculpturales. Un travail qui se centre sur le concept de la cognition ou de l’acte d’acquisition de la connaissance, qui se produit par la perception, l’attention, l’association, la mémoire, le raisonnement, le jugement, l’imagination, la pensée et le langage. Et comme la cognition est la faculté de l’être humain, les peintures 3D de Nesrine Mamdouh incarnent une partie d’un corps humain qu’elle accentue dans son art. Voici une bouche, des oreilles, des doigts, notamment l’index et le majeur, avec un vernis à ongles rouge, sculptés sous forme de pieds croisés. Est-ce des pieds ou des chaises? L’artiste stimule l’imagination du récepteur. Est-ce imagination ou réalité ?
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L’espace et les lieux
Stimuler l’imagination et l’interrogation est l’objectif de l’exposition My Favorite Things 4. Cela se voit aussi clairement dans l’art de Héba Aboul-Ela. Engagée dans une quête spirituelle et motivée par l’idée des lieux en tant qu’abri qui est présent dans son esprit, sa vie et son imagination, l’installation de Héba Aboul-Ela, formée d’une petite statue en verre de forme abstraite proche d’un corps humain, est remplie à l’intérieur de fils en lin dont quelques-uns s’échappent de la statue, en quête de liberté. Le tout est soumis à un jeu d’ombre et de lumière, régi par l’observation de soi. Une observation faite de voyages et de rêves, mais aussi de contact avec le divin. « Mon installation invite le visiteur à naviguer dans les profondeurs de son âme, à l’observation de soi, de ses mémoires, de ses sensations, de ses voeux. Dans mon art, les fils de lin sont porteurs de sens divers. Cela peut être conçu comme des toiles d’araignée, des grilles, des forêts ou encore des neurones. Pour moi, ces fils de lin sont mes propres pensées, mes mémoires, mes sentiments et mes lieux d’évasion tant recherchés », déclare Héba Aboul-Ela.
L’espace et le lieu intéressent également l’artiste italienne Gabriela Kobus. Chez elle, la ville, prise dans ses peintures comme une certaine vision panoramique à la fois ambiguë, floue, cauchemardesque et poussiéreuse, est le protagoniste de son art. Il y a des maisons, des bâtiments et des édifices multiples, liés les uns aux autres par le biais d’une palette riche d’une tonalité grisâtre, ocre beige. Une manière de capter les ondes provenant des alentours de la « ville » chère à Kobus. Une ville utopique, intemporelle et périphérique, symbole d’un temps écoulé. « Au Caire ou ailleurs, la ville hante mon esprit », souligne Kobus, artiste d’oeuvres entre temps passé et incarnation du moment, réalité et imagination, ou encore entre perceptible et imperceptible.
Les peintures et collages d’Amani Nabil s’inspirent notamment d’anciens jeux vidéo des années1980. Il s’agit d’une artiste qui ne se lasse pas de combattre les actuelles évolutions technologiques de l’art numérique au quotidien, y compris des jeux Internet et de Facebook. Sur une même peinture, on trouve ainsi des anciens jeux vidéo qui, représentés en couleurs gaies, sont liés à des collages de photos anciennes en noir et blanc, symboles de l’Egypte « nostalgique ». D’où un jeu passé/présent. Voici Super Mario côte à côte avec la statue des quatre lions en bronze sur le pont Qasr Al-Nil, ou encore Pac-Man face à l’immense statue de Taha Hussein. « Mes héros légendaires de jeux vidéos sont revenus avec grande puissance au temps actuel pour s’installer à côté des grands symboles de l’Egypte. C’est temps de ressusciter les beaux jours de mon enfance et ceux d’une large génération, celle née dans les années 1980. Une manière de combattre les actuelles évolutions technologiques », déclare Amani Nabil.
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La femme et le couple
De son côté, l’artiste Courtney Crawford, du Colorado, dénonce, à travers un grand miroir brisé en mille morceaux, l’effet néfaste des téléphones cellulaires et de la technologie de pointe sur la réflexion. « Le manque de réflexion est la cause de tous les malheurs que l’homme s’attire », estime l’artiste.
L’installation de Nourhane Mayouf, suspendue au plafond de la galerie Machrabiya, est formée de cinq fermetures éclair en tissu de couleur rouge, la couleur de la passion. Chacun est la métaphore d’une certaine relation de couple. D’où un beau jeu de contrastes entre l’objet exposé et l’idée conçue, entre le révélé et le sens caché. Voici des mèches de cheveux coincés dans une fermeture éclair, ce qui empêche son fonctionnement. Chez Nourhane Mayouf, c’est une allégorie de la trahison. Une autre fermeture est irréparable, c’est le délire. Une autre encore est enduite de vaseline, symbole de renonciation. Une fermeture bien fermée et à double couleur, c’est le jugement de la société à l’égard des relations conjugales « incompatibles ». L’humour, à l’aide de matériaux simples et peu coûteux, est à la tête de l’art de Mayouf.
Chez Aya Gamil, c’est la femme plutôt que le couple qui suscite l’intérêt. Son art rompt avec les codes sociaux et s’interroge autour de la question « comment peindre la nudité de la femme, acceptée ou rejetée dans notre société moderne? Comment soutenir la femme à vivre son corps pleinement ? ». Chez Aya Gamil, son « objet préféré » joue parfaitement, avec une palette riche en texture, compositions et couleurs, entre le caché et l’ostensible. « Dans toutes les époques et civilisations, le corps humain a été l’objet d’une vénération excessive. La première mention de la nudité se trouve dans le livre de la Genèse, au début de l’histoire de l’humanité », affirme Aya Gamil, jeune artiste parmi une large génération porteuse d’un art aux idées créatives et engagées .
A la galerie Machrabiya. 15, rue Mahmoud Bassiouni, centre-ville. Jusqu’au 24 octobre, de 10h à 22h (sauf le vendredi).
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