Avec une grâce et une souplesse dignes de la star incontestée de la danse folklorique égyptienne du XXe siècle, Farida Fahmi fait son entrée dans la salle réservée aux visiteurs et décorée dans un style à l’image de la propriétaire des lieux. Le sourire accueillant, elle tend la main pour accompagner son invitée.
La scène se passe au Caire en août 2019, 60 ans, presque jour pour jour, après que Farida Fahmi avait fait sa première apparition sur la scène du théâtre Métropole du centre-ville au Caire, pour sa première représentation avec la troupe Réda de danse folklorique.
« Je m’en souviens tellement bien. C’était le 6 août 1959. Nous étions tous prêts pour le spectacle. Nous avions fait de nombreuses répétitions, perfectionné les costumes et décidé du maquillage. Nous y avions mis tout notre coeur et nous étions pleins d’espoir, mais nous étions inquiets tout de même », se souvient-elle.
Elle en parle comme si c’était hier. La troupe portait le nom des deux frères fondateurs, Mahmoud Réda, le principal danseur et chorégraphe, et son frère Ali, directeur et conseiller artistique de la troupe. Ce dernier, décédé au début des années 1990, était son mari. Elle le perdit de la même manière qu’elle perdit, 30 ans plus tôt, sa soeur Nadida, épouse de Mahmoud et créatrice des costumes des premières représentations de la troupe. Les deux ont succombé à une maladie cardiaque.
Ce sont ces deux Réda et ces deux Fahmi qui ont donné vie à la légendaire troupe de danse folklorique égyptienne, laquelle à travers ses performances a porté sur la scène mondiale les joyaux de la chanson folklorique et de la danse traditionnelle égyptiennes, celles de la Haute-Egypte et du Delta, comme celles des Nubiens, des Bédouins et des Berbères.
« C’est Mahmoud qui essayait de nombreux styles de danse pour concevoir les représentations, un travail dur et novateur réalisé avec passion et sincérité », se souvient Fahmi. La musique de Ali Ismaïl, compositeur et chef d’orchestre introduit dans la troupe par Ali Réda, cette musique qui est toujours fascinante, était « cruciale à notre succès, je dirais même qu’elle en était la pierre angulaire », ajoute-t-elle.
« Il y avait quelque chose de presque magique qui nous unissait tous: la chorégraphie de Mahmoud, les costumes de danse dessinés par Nadida et confectionnés par ma mère Khadiga, et la direction artistique inspirante de Ali. Il y avait aussi le soutien inconditionnel de mon père Hassan Fahmi, professeur d’ingénierie et père exceptionnel, il a fait fi de la désapprobation de son entourage qui lui reprochait de permettre à sa fille, diplômée du département d’anglais de l’Université du Caire, de devenir danseuse ».
Farida, qui signifie « unique » en arabe, la belle et gracieuse danseuse principale de la troupe, oublie de revendiquer sa part dans ces années de gloire de la danse folklorique égyptienne. « Oh, moi? Je voulais juste danser », dit-elle en souriant. Elle quitte son fauteuil pour chercher une photo dans un cadre argenté. On y voit en noir et blanc une petite fille en costume de danse paysanne, le sourire radieux.
Un désir fou de danser
Danse du film Gharam fil Karnak (amour dans le temple du Karnak), à Louqsor.
Ce fut lors d’un spectacle dans un camp de vacances auquel elle avait participé. « Je voulais danser. J’ai eu la chance de pouvoir danser et d’avoir des parents qui aiment et apprécient l’art. J’ai eu la chance de rencontrer les Réda au bon moment », se félicite-t-elle.
Farida est convaincue que son talent et son dévouement, ainsi que ceux de Mahmoud et de Ali Réda et des douze autres danseurs qui ont fondé la troupe, n’ont fait qu’une partie du succès de celle-ci. Une autre partie était « l’Egypte d’autrefois ».
« Nous parlons de l’Egypte des années 1960 où l’art était apprécié, notamment par les classes moyennes qui s’intéressaient à la production et à la consommation artistiques », dit-elle. Tout en reconnaissant « l’effervescence artistique et culturelle » qui prévalait avant 1952 et qui a offert à l’Egypte ses grandes stars du cinéma, de la musique et de la littérature, Fahmi en attribue le mérite à l’ancien président Gamal Abdel-Nasser, « un véritable défenseur de l’art et des artistes ».
« Il a assisté à l’une de nos premières performances et il a aimé ce qu’il a vu. Il appréciait l’art de qualité. Il était fier de l’histoire de son pays et était convaincu que l’art est un élément essentiel de sa puissance douce », ajoute-t-elle.
Or, c’est justement sous Nasser que la troupe Réda perdit son indépendance et fut placée sous la tutelle du ministère de la Culture en 1961. Les danseurs ainsi devenus fonctionnaires témoignèrent du déclin de leur troupe. Malgré tout, Fahmi reste convaincue que les années Nasser étaient « des années de rayonnement culturel pendant lesquelles l’art était apprécié et vénéré comme il se doit ».
En effet, c’est dans les années 1960 que la troupe Réda se produit dans toute l’Egypte et presque dans le monde entier où elle était reçue avec des ovations. C’est aussi à cette époque que la troupe réalisa deux films célèbres, Agazet Noss Al-Sana (vacances de mi-année) en 1962 et Gharam fil Karnak (amour au temple de Karnak) en 1967.
Six décennies plus tard, ces films restent très populaires. C’est peut-être maintenant la seule carte de visite de la troupe, dont le déclin survint à la fin des années 1980.
A cette époque, Fahmi avait cessé de jouer, « comme tout fonctionnaire qui prend sa retraite ». Sa dernière représentation remonte au début des années 1980, après quoi elle prépara une thèse sur l’ethnographie de la danse folklorique et fut munie d’un doctorat de l’Université de Californie-Los Angeles (UCLA). Ali, lui, avait perdu sa bataille contre le cancer.
Le début de la fin
Des chorégraphies qui ont fait
le tour de l'Egypte.
Cependant, Fahmi insiste sur un autre facteur qui a contribué au déclin de la troupe. Il s’agit de l’Infitah (politique d’ouverture économique), mise en place par le successeur du président Nasser, Anouar Al-Sadate, dans les années 1970 et qui avait entraîné un désintérêt du public vis-à-vis de l’art. « La classe moyenne s’est réduite sous le nouveau système économique, ainsi que les valeurs qu’elle chérissait », déplore-t-elle. La troupe Réda n’était pas la seule victime de cette politique nouvelle, beaucoup s’accordent à penser qu’une bonne partie de l’art et de la culture en a pâti. « Bien sûr, ce déclin n’a pas eu lieu du jour au lendemain. Ça a pris du temps. Les artistes ont résisté, mais finalement, le déclin était inévitable », note-t-elle.
Contrairement aux archives du cinéma, qui sont restées relativement intactes, les enregistrements des performances de la troupe Réda sont aujourd’hui introuvables, même si en théorie ils devraient exister quelque part dans les locaux de la télévision d’Etat.
Les fondateurs de la troupe n’ont jamais non plus conservé une collection complète. Lorsque Farida a eu besoin d’enregistrements pour sa thèse au début des années 1980, elle a dû les acheter comme n’importe quel autre chercheur. Mahmoud Réda ne disposait même pas d’assez de photos à offrir pour le livre sur l’histoire de la troupe, écrit par Rose Al Youssef dans les années 1990.
« Ne me parlez surtout pas d’archives, c’est l’une des pages les plus tristes de mon histoire », lance-t-elle, son visage exprimant le même sentiment de chagrin que celui qu’évoque la perte prématurée de Nadida, ses tentatives infructueuses pour avoir des enfants, ensuite la perte de Ali et de ses parents, et aujourd’hui, la santé précaire de Mahmoud.
A chacun de ces tristes souvenirs, Fahmi lève la tête, redresse son dos, propose à son invitée de choisir parmi les viennoiseries et les infusions à base de thé, ou alors se penche pour attraper, tout en s’en excusant, son paquet de cigarettes. Elle est sûre de trouver le sourire grâce à ses trois griffons de Bruxelles qu’elle contemple avec tant d’affection.
Fahmi ne songe cependant pas à ouvrir une académie de danse qui pourrait porter le même nom. « Je n’y ai jamais pensé. Je ne fais rien sans objectif clair. Quel serait le but d’une telle académie ? Il n’y a pas de place pour une autre troupe Réda dans l’Egypte d’aujourd’hui. Le tempo de la vie est trop rapide maintenant pour ce genre de danse », affirme-t-elle.
Fahmi n’est pas du genre à chercher la gloire, ni pour elle-même, ni pour la troupe. « Nous avons fait ce que nous aimions faire. Ce fut une passion et un dur travail. Nous aurions aimé que cela dure plus longtemps, mais il n’y a ni remords ni regrets. Certains se souviendront de nous, peut-être pas pour très longtemps, mais bon ».
Notre entretien touche à sa fin et Fahmi semble prête à se détendre. Son quotidien est fait de lecture, de cuisine et de réflexion sur sa carrière. « Je ne sors pas souvent. Il n’y a pas grand-chose qui m’excite vraiment ces jours-ci, en plus, ça me fait mal de voir le déclin des quartiers que j’aimais ».
Souvenirs d’Héliopolis
Avec Mahmoud Réda, un duod'enfer.
Fahmi est née dans les années 1940 à Héliopolis, où elle a vécu jusqu’au milieu des années 1960 avant de déménager avec Ali à Zamalek. C’est dans la maison familiale de la rue Beyrouth qu’elle a commencé à danser. C’est également là que la troupe Réda a fait ses premières répétitions.
Sa maison d’enfance n’existe plus. Elle a été démolie et son jardin éventré pour donner lieu à un nouvel immeuble. « Parfois, dans mes rêves, je vois notre vieille maison telle qu’elle était, belle et ensoleillée. Alors que dans mes cauchemars, je me vois perdue dans la rue, cherchant sans la trouver la maison où j’ai grandi », dit-elle avec un soupir.
C’est peut-être cette tristesse enfouie qui fait le charme et la beauté de Farida Fahmi aujourd’hui. « Je ne suis pas triste. C’est juste cette série de souvenirs de choses passées, belles et douloureuses … Je vais avoir 80 ans l’année prochaine », annonce-t-elle avec un sourire réticent. Elle n’a pas l’intention d’écrire ses mémoires, estimant n’avoir rien d’intéressant à dire. « Que pourrais-je dire d’autre que de parler de la troupe Réda ? » .
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