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Eric Lavaine : On peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui

Hayat Aljowaily, Mardi, 30 juillet 2019

Le réalisateur français Eric Lavaine a récemment montré son nouveau film, Chambouletout, à l’ouverture du Festival de Belgrade (Serbie). Dans un entretien accordé à Al-Ahram Hebdo, il revient sur son parcours d’auteur et de réalisateur de comédies à succès.

Eric Lavaine

Al-Ahram Hebdo : On dit souvent que la comédie est le genre national français. Vous en avez fait votre carrière. Pourquoi ce choix ?

Eric Lavaine : J’ai commencé à la télévision française. Je travaillais pour Les Guignols, des marionnettes qui caricaturaient la politique. Ensuite, j’ai fait un sitcom qui s’appelait H avec Jamel Debbouze. J’ai toujours été dans la comédie, parce que, d’abord, j’aime rire. La comédie est aussi plus facile à financer. Il y a plus d’argent dans la comédie et moi, le cinéma c’est mon métier — comme on dit en français, c’est mon gagne-pain. Donc voilà, je suis resté là-dedans. Et puis, c’est un genre que j’affectionne. Mais je ne cherche pas à faire rire à tout prix. Vous avez vu, dans mon film Chambouletout, récemment projeté à l’ouverture du Festival de Belgrade, il y a des choses émouvantes. Je trouve que l’humour est une façon de communiquer assez élégante, parce qu’on peut faire passer des messages de manière plus légère qu’avec le drame, en proclamant des choses très sérieuses qui n’intéressent pas les gens. C’est une sorte de politesse, l’humour.

— Comment s’est fait le passage de la télévision au cinéma ?

— C’était le hasard. En fait, j’ai écrit un premier film, Poltergay. On a mis mon nom comme réalisateur parce que je travaillais à Canal+ et que le projet était financé par la chaîne. Moi, je ne voulais pas être réalisateur. On m’a demandé de contacter les comédiens et puis je me suis trouvé coincé. C’était la première fois que j’étais sur un plateau de cinéma et c’était mon film.

Maintenant, j’ai dû faire une dizaine de films et j’aime vraiment mon métier. Au début, je n’étais pas du tout un passionné de cinéma. Maintenant, je commence à le devenir. Avant, il n’y avait que l’écriture qui m’intéressait. Maintenant, l’écriture cinématographique m’intéresse aussi. La réalisation est en lien avec l’écriture. C’est simple, il n’y a rien de pire que les scénarios avec des séquences qui ne peuvent pas être filmées. Le cinéma, c’est l’art de l’ellipse. Il y a un moment où il faut savoir enlever des choses. Avant, j’avais tendance à tout écrire. Etre réalisateur m’aide pour mon métier d’auteur. Et il y a un autre point important. En France, vous êtes reconnu quand vous êtes réalisateur, mais pas quand vous êtes auteur. Pourtant, sans l’auteur, il n’y a rien, alors que le réalisateur peut être interchangeable. Même les comédiens, les techniciens. Alors que moi, si je n’avais pas eu l’idée d’un film comme Chambouletout, on ne serait pas là à en parler. On donne plus d’argent au réalisateur, alors qu’on devrait donner plus d’argent à l’auteur.

— N’est-ce pas comme ça partout ?

— La différence, c’est qu’aux Etats-Unis, les budgets consacrés à l’écriture sont plus importants qu’en France. Parfois, vous vous apercevez qu’il y a 1,5 % du film qui est consacré à l’auteur. Aux Etats-Unis, par exemple, c’est 6 % avec des montants globaux importants.

— Peut-on rire de tout ?

— On peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui. Moi, si je suis en petit comité avec des amis qui me connaissent, si quelqu’un raconte des histoires racistes, je sais qu’il n’est pas raciste. On peut en rire, on peut s’amuser et on peut sortir des horreurs. Il n’y a pas de problème. Par contre, avec un inconnu, s’il me raconte une histoire raciste, cela ne va pas me plaire car je ne le connais pas. Le problème est que, à l’heure des réseaux sociaux, on ne peut plus rire de tout. Si vous faites une plaisanterie sur les homosexuels, les femmes, la religion, etc., ce sera repris sur les réseaux sociaux et monté en épingle. On va dire : Ah, il est raciste, homophobe, antireligieux, etc. On a donc beaucoup moins de liberté qu’avant. Tout ce que vous dites est archivé et conservé. C’est-à-dire, cet entretien, même s’il est vu par 50 personnes sur Youtube, il va y rester 30 ans ou même 50 ans. C’est pour cela que l’on peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui. Maintenant, on ne rit pas assez, parce qu’on n’a plus le droit. Dans le cinéma, on a plus de liberté, parce qu’on fait parler des personnages. Si vous avez un personnage dans un film qui a envie de dire « j’aime pas … », si c’est le personnage, ce n’est pas grave. Si c’est moi qui le dis, ce sera très grave. L’intérêt du cinéma est qu’on peut heureusement encore dire ce qu’on veut.

— Vous avez commencé vos études en sciences politiques. Le cinéma a un rôle social et politique très important, vu que c’est un art qui touche beaucoup de gens. Que pensez-vous du rôle sociopolitique du cinéma, dans un monde qui est de plus en plus xénophobe ?

— Le cinéma peut faire passer beaucoup de messages. Cependant, il faut le faire de manière intelligente. Par exemple, je trouve que La Liste de Schindler de Spielberg, ou Le Pianiste de Polanski font beaucoup plus contre l’antisémitisme qu’un film documentaire comme Shoah. Ce qu’il faut faire, c’est raconter des histoires qui vont toucher les gens et qui peuvent faire passer des messages. C’est là où le cinéma reste une sorte de distraction. Quand je dis distraction, c’est peut-être triste, peut-être gai. Mais il faut créer des émotions. Le fait d’avoir vécu des émotions nous permet d’être marqué par un message. Un pays comme la Serbie a connu la guerre. On peut rester sur des généralités — tant de morts, tant d’attaques, etc. —, mais aussi tourner un film dessus, où il y a un enfant qui se fait arracher des bras de sa mère par un soldat, puis l’enfant est projeté contre un mur, je peux vous dire que les gens vont s’en souvenir. Et c’est là, la force du cinéma. Il faut raconter des histoires et créer des émotions pour arriver à faire passer des messages.

— Votre film, Chambouletout, s’inspire d’une histoire vraie. Quel a été votre processus pour prendre une réalité et la transformer en fiction ? Dans le film, Béatrice est embêtée par ses amies, parce qu’elle raconte des « contrevérités ». Avez-vous aussi eu des problèmes ou des obstacles parce que vous ne racontiez pas vraiment la réalité ?

— Je m’inspire beaucoup, surtout dans mes derniers films, de ma vie, de ma famille, de ma belle-famille et de mes amis. Par contre, je maquille les personnages pour que plus personne ne se reconnaisse vraiment. La réalité m’inspire beaucoup. Même vous, vous pouvez m’inspirer quelque chose. D’un seul coup, est-ce qu’on peut vivre une histoire d’amour quand il y a trente ans d’écart ? La réalité est une chose inépuisable. Ensuite, ce qu’il faut, c’est une certaine technique. Il y a beaucoup de personnes qui peuvent avoir des idées. J’ai des amis qui sont très drôles, mais qui sont incapables d’écrire un film. Il faut réussir à trouver l’arc dramatique.

— Quel sera votre prochain projet ?

— C’est la suite de Retour chez ma mère, qui s’appelle Un tour chez ma fille. Je pourrais présenter les deux films au Caire. Retour chez ma mère a un thème universel : comment est-ce qu’on retourne habiter chez ses parents ?

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