Habitué à interroger l’identité palestinienne par l’absurde, Elia Suleiman continue à le faire dans son nouveau film, It Must Be Heaven (ça doit être le paradis). Il mêle humour et mélancolie dans la première partie, avant de se lancer dans le burlesque au sein d’un Paris et d’un New York décrits par les yeux du réalisateur. Ce 5e long métrage du cinéaste palestinien traite — avec humour et originalité— de la question de l’identité palestinienne à travers le monde. Avec peu de dialogues et certaines pièces de musique, tant expressives que sélectives, on redécouvre Paris et New York autrement. Et ce, notamment avec l’usage de chansons phare, comme Bahlam Maak (je rêve avec toi) de la diva égyptienne Nagat, choisie pour la bande-annonce de l’oeuvre.
Le prétexte du voyage est la redécouverte de son Moi profond. Et ce motif est exploité avec brio par Elia Suleiman, qui mélange souvent le burlesque et la poésie, comme du temps des films muets. Côté structure, il s’agit d’un film en trois parties, composées de petits sketchs poétiques et comiques, avec des tableaux à l’humour souvent très visuel, sans beaucoup de dialogues et très chorégraphiés. It Must Be Heaven met en scène un double du réalisateur joué par lui-même, appelé « E. S. », qui promène son regard contemplatif sur le monde.
Fâché par sa terre natale, qu’il ne reconnaît plus, le cinéaste commence une migration à l’étranger pour questionner la notion du chez-soi. Le regard étranger qu’utilise Suleiman à l’égard de ces terres d’accueil est brillant. On le trouve, en quelques plans, en train de se moquer avec bienveillance de la manie parisienne du transport, mais aussi du vide humain, parfois patent. Le film commence à Nazareth, un environnement familier pour l’auteur. Coiffé, comme toujours, de son chapeau, un pardessus trois quarts sur les épaules, Suleiman observe le geste de quelqu’un qui est en train de voler des fruits sur le citronnier de son voisin. Ainsi, tous les jours, cet homme va un peu plus loin, coupant des arbres et cultivant la terre du voisin. Des scènes apparemment drôles mais qui invitent certes à deux niveaux de lecture.
Un Occident assez fou
Quand il arrive à Paris, il s’assoit dans un café et regarde les jolis mannequins qui passent devant lui. On dirait une carte postale de la ville composée par une maison de couture. Les choses changent au fil des jours que Suleiman passe dans la capitale française. Quand il va voir un producteur français pour lui parler de son film, on lui dit que le projet « n’est pas assez palestinien ! ». On en retrouvera de constants échos à Paris et à New York, en tant que prolongements de la Palestine. La capitale française y est montrée comme une ville que la surveillance, la sécurité et l’hygiénisme ont fini par faire ressembler à une sorte de grand aéroport purifié, même dans ses manifestations de bienveillance. Ses rues sont dédiées — selon le cinéaste — aux défilés en tout genre: de mode, de flics, d’engins militaires. En refusant de parler directement de son pays et de sa situation politique, le cinéaste le voit partout. Dans les check-points des aéroports, dans les policiers et les militaires présents dans le métro parisien, ou encore lorsque des tanks surgissent en pleine rue, pour le défilé du 14 Juillet.
Alors, il décide d’aller à New York où il n’arrive même pas à passer le hall d’entrée d’une société de production de films, pour présenter son projet. Partout, il voit des Américains armés. D’après le film, la situation est tout aussi épouvantable que celle qu’il a quittée en Palestine. C’est là que le cinéaste dénonce la politique américaine en montrant des armes à feu qu’on sort des coffres de voitures et qu’on porte sur ses épaules. Suprême ironie: on ne voit pas d’armes à feu dans la partie palestinienne, alors qu’elles sont omniprésentes à Paris et à New York !
Des dialogues surréalistes
Le style d’Elia Suleiman n’a pas changé depuis son chef-d’oeuvre Intervention divine, plus ouvertement politique. It Must Be Heaven est une succession de scènes, le plus souvent muettes, toujours surréalistes. Le silence, le rythme posé et l’humour sont, depuis une vingtaine d’années, les principales armes dont se sert constamment le cinéaste, formant presque un goût ou un style caractéristique, assez poétique et enchanteur, qu’on peut appeler le « suleimanisme ». L’action se déroule à l’intérieur de plans fixes cadrés avec soin, qui nous rappellent des tableaux de bandes dessinées. On a ainsi parfois l’impression d’être face à des scènes dispersées et segmentées qui pourraient s’enchaîner dans un ordre différent, comme dans une B. D.
La principale qualité du long métrage, c’est son humour plein de poésie. On rigole face à des situations sérieuses et profondes, des dialogues un peu surréalistes ou des scènes qui semblent irréelles. Comme le dit l’acteur et le réalisateur mexicain Gaël Garcia Bernal dans une scène du film, en le présentant à une productrice new-yorkaise : « Suleiman est un réalisateur palestinien, mais ses films sont drôles ». Ici, le « mais » semble assez expressif : être à la fois cinéaste et palestinien et très drôle relève bien sûr de l’opposition entre l’état géopolitique et cinématographique.
De la philosophie indirecte
Néanmoins, Elia Suleiman offre une certaine douceur à la comédie par sa présence même, surtout avec cette tranquillité dans son regard sur le monde qui rend toujours ses récits à visée universaliste. Il reprend les codes du cinéma: son humour est toujours visuel, tout en jouant du cadre et du montage. Le rire ressort des situations, et les dialogues sont rares. C’est donc le burlesque qui guide son art bien maîtrisé.
Au casting, en plus d’Elia Suleiman lui-même, on retrouve Ali Suleiman, Tareq Kopty, Karim Ghoneim, Yasmine Haj, Asmaa Azai, le producteur français Vincent Maraval et l’acteur canadien François Girard, tous tant crédibles qu’appropriés pour de tels rôles.
Fantaisiste, mélancolique, nostalgique, bien inspiré par le désir de la stabilité de son pays, la Palestine, Elia Suleiman nous donne sa vision d’un monde en mutation, où les frontières ne sont ni le territoire, ni les terres qui peuvent nous fasciner de loin, à tel point qu’on dirait : ça doit être le paradis. It Must Be Heaven est de ces oeuvres qui suscitent de l’enthousiasme et de la réflexion. Son humour léger et rassembleur permet de faire passer un message d’espoir profond. Le paradis est où l’on veut le trouver et le sentir .
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