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Pause-café ou temps d’arrêt

Névine Lameï, Lundi, 15 avril 2019

Les cafés populaires du centre-ville cairote et ses habitués sont la source d’inspiration de l’artiste-peintre Omar Al-Fayoumi. Il célèbre 40 ans de carrière artistique, à la salle Margo Veillon du Centre culturel de Tahrir (TCC), Université américaine du Caire.

Pause-café ou temps d’arrêt
Mar Guirguis (saint Georges). (Photo : Mohamad Moustapha)

Les diverses phases de ses quarante ans de carrière sont nettement liées à sa vie au centre-ville cairote. Pour l’artiste-peintre Omar Al-Fayoumi, l’Homme est le meilleur modèle du monde. En 1979, encore étudiant aux beaux-arts, il a taillé le portrait d’Oum Fawzi. « Mon père s’opposait à ce que je fasse les beaux-arts. Animé par l’esprit de la jeunesse enthousiaste et téméraire, je voulais rompre avec l’académique et le classicisme, et ne peignait que ce qui me plaisait », se souvient Omar Al-Fayoumi. Et d’ajouter : « Oum Fawzi, chargée de nettoyer l’atelier des beaux-arts du Caire, était mon modèle préféré. Elle m’a tant inspiré, de par sa forte personnalité et sa beauté égyptienne, aux traits expressifs. Elle collectait les pinceaux et les canevas jetés par terre par les étudiants, à la fin de la journée, me les donnait, en disant: ces objets pourraient te servir un jour. C’est sur ces canevas que j’ai peint mes premières oeuvres d’art (ndlr: exposées actuellement au Centre culturel de Tahrir (TCC), à la galerie Margo Veillon). Ces oeuvres s’inspiraient surtout du style de l’artiste Hamed Nada, caractérisé par des figures naïves et expressives, respirant l’air et volant librement dans le vide ».

Fayoumi se rappelle son premier contact avec le centre-ville cairote, accompagnant son père, fleuriste dans la rue Talaat Harb. La balade de leur domicile à la rue Mohamad Ali jusqu’au magasin de fleurs l’a agréablement marqué.

Vers la fin des années 1950, il aimait se rendre tous les jours à l’Atelier des écrivains et artistes (rue Karim Al-Dawla, centre-ville). C’était pour lui un endroit de formation artistique jusqu’aux années 1980. « En signe de reconnaissance envers l’Atelier, qui a connu une époque d’effervescence culturelle et politique, j’ai réalisé la série Icônes désacralisées, en 2009. Car à partir de cette date, l’atelier n’est plus ce qu’il a été, c’est pratiquement un lieu déserté », précise Omar Al-Fayoumi.

Ces Icônes désacralisées, des figures d’inspiration pharaonique, sont également exposées à travers la rétrospective en cours.

En 1981, l’artiste réside pendant une année à l’atelier de Louqsor. Les lieux lui inspirent des peintures plus lumineuses aux couleurs très chaleureuses. D’où de grands visages qui, au-delà de leur regard qui fixe un horizon inconnu, dégagent de l’énergie et du mystère portés par une valse de couleurs ensoleillées. « De retour de Louqsor, je ne savais pas encore que je serais pour toujours une personne passionnée de visages, notamment ceux des gens simples qui, ancrés dans ma mémoire d’artiste, sont ceux que je rencontre partout au quotidien, dans les rues et les cafés cairotes ou dans les milieux populaires », affirme Fayoumi.

Sur ces toiles, signées en 1983 et représentant les cafés, on identifie facilement l’écrivain Bahaa Taher, Assem Charaf, Adli Rizqallah… « Pas mal de visages familiers que l’on croisait au centre-ville dans les années 1980 et 1990. Voici aussi le légendaire animateur de radio, Chawqi Fahim, qui venait passer son temps de loisir au café Zahret Al-Bostane. Il était souvent seul, silencieux, la tête appuyée sur sa main. Un jour, on devait célébrer son anniversaire. J’ai taillé un portrait de lui, comme cadeau. Je l’ai peint assis sur le café comme je le voyais tous les jours, mais l’espace était plus éclairé », indique Omar Al-Fayoumi, en parlant de sa série de portraits qui revêt toute une panoplie d’amis, mais aussi d’inconnus.

Lire dans le marc de café

A la manière de Andreï Roublev, Fayoumi aime se laisser prendre par la vie des gens, il veut la raconter. Les cafés populaires cairotes, notamment le Godlen Stars (rue Qasr Al-Nil), qu’aime fréquenter Fayoumi, demeurent pour lui un sujet qui ne s’épuise pas. « Les cafés, lieux de rencontre et d’échange, restent un endroit de repos et de vie journalière qui dépasse l’espace limité des sièges et des habitués, et où l’humain se révèle pour se décharger de ses soucis et de sa solitude. Je peux passer des journées à observer, et ce n’est jamais du temps perdu », assure Fayoumi dont le contact permanent avec le centre-ville et ses cafés, ont fait précipitamment évolué son style.

Même dans son exil volontaire, pour suivre une formation de dessin mural en Russie, de 1986 à 1991, à l’académie des beaux-arts à Saint Petersburg (RIPEN), il peint dans sa solitude des scènes de cafés. Une manière de convoquer ses amis dans son exil. « La nostalgie pour les cafés du centre-ville, la mémoire du lieu et l’absence de mes amis me marquaient trop à l’époque », avoue Fayoumi. Voici sur l’une de ses peintures, son ami, le sculpteur Aouni Heikal. D’ailleurs, les protagonistes des peintures de Fayoumi, le plus souvent assis seuls, en état méditatif et silencieux, sur l’un des cafés, lui ressemblent. « C’est en Russie que j’ai également peint cinq autoportraits », ajoute Fayoumi.

De retour de Russie, et loin de la portée religieuse des icônes, Fayoumi retire de la peinture russe d’icônes les fondements d’un art d’inspiration populaire et de figures égyptiennes qui trouvent leurs racines dans les portraits du Fayoum, accentués par les coloris du fard, des accessoires dorés et des ornements détaillés à la Matisse. D’où La Trinité, peinte en 1994 et inspirée de l’oeuvre iconique — au même nom — d'Andreï Roublev.

Fayoumi remplace les trois anges pèlerins, auréolés d’un nimbe d’or et tenant un long sceptre entre leurs doigts de Roublev, par trois femmes assises sur un café. Elles jouent aux cartes et lisent l’avenir dans le marc de café. « Les portraits du Fayoum que j’adore peindre et repeindre sont à l’origine de l’art populaire égyptien qui a émergé au moment où furent abandonnés les figurations sacrées et nobles au profit des représentations du peuple », déclare Fayoumi, dont la Trinité propose des univers spirituels et populaires qui se côtoient et s’entremêlent. C’est le cas aussi de sa série Figures et Fleurs, des années 1997, inspirée des portraits de Fayoum, aux grands yeux clairvoyants, teintés de tristesse, quiétude et silence.

Chercher la femme

Avec la même simplicité des portraits du Fayoum, portant tous un léger voile de tristesse, l’artiste peint, en 2017, un « verger » de femmes aux visages imperméables qui en disent long sur leurs âmes, qu’il intitule Kalam Harim (paroles de femmes).

Parmi les amies de Fayoumi que l’on retrouve sur ses peintures: Samar, Hind, Mona, son ex-épouse Julia, la chanteuse Mariam Saleh, la photographe Randa Chaath, la chorégraphe Hind Al-Balaouti… Délicates, elles sont toutes assises, apparemment tranquilles, avec quelque chose qui « bouillonne en silence ».

Une autre série de portraits de femmes, signée en 1997, rappellent le bon vieux temps. Elles sont rassemblées en masse, unies intimement par un jeu de cartes dans des salons de café, sinon installées sur un canapé ancien ou dans des vérandas. Ces femmes accablées et égarées ne communiquent pas réellement. Ces héros de tous les jours cachent maladroitement une partie de leur âme sous les masques du quotidien. C’est le cas de la série Visages aux cornes, 2017.

Celle-ci présente les figures « iconiques » de Fayoumi sous une nouvelle allure « animalesque », portant des vestes et des cravates. « Ces nouveaux monstres comiques de nos temps modernes, aux visages bariolés en bleu, vert ou orange, prétentieux et arrogants n’auront pas le dernier mot », assure Fayoumi.

L’artiste les installe sur des chaises de café. Néanmoins, il refuse de leur permettre de s’accaparer son monde fétiche, le monde des cafés, espace tant chéri par le peintre et inspirateur de son art .

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