Neuf artistes soudanais, aux styles et techniques différents, exposent à la galerie Misr, sous le titre de Darb Al-Arbaïne (le chemin des quarante jours). Le titre réfère à la plus ancienne route dans le désert. Il fallait quarante jours de voyage pour les Soudanais de Darfour pour arriver en Egypte. Cette route parallèle au fleuve a été l’une des principales voies du commerce entre les deux pays. Les artistes s’appellent Ahmed Shibrain, Omar Khairy, Kamala Ishaq, Hussein Gamaan, Abdel-Basit Alkhatim, El-Amin Osman, Issam Abdel-Hafiez, Altayeb Dawelbeit et Salah El-Mur.
« L’art soudanais contemporain est vivant. Il marie les patrimoines arabe, nubien et soudanais. Car le Soudan compte 56 groupes ethniques, lesquels forment la mémoire visuelle de tout un peuple ». explique le peintre et illustrateur soudanais, Issam Abdel-Hafiez, né à Al-Zuma en 1959. « Les arts plastiques soudanais sont en perpétuelle évolution. Mais on ne peut parler ni de courant ni de mouvement, car tout est très individuel et varie d’une personne à l’autre. Tout dépend du sérieux de l’artiste lui-même, de sa particularité, de sa présence sur la scène artistique locale et mondiale », poursuit l’artiste, dont le travail est internationalement reconnu.
Ses quatre peintures exposées à la galerie Misr traitent de réalité quotidienne des villes soudanaises chaotiques. Ses oeuvres sont comme un enregistrement visuel de la mémoire de la ville avec tous ses détails. Les maisons en terre cuite, les habitants, les costumes traditionnels, les ruelles et les fêtes populaires sont peints à l’aide d’une riche palette de couleurs très vives dominée par le rouge. Abdel-Hafiez est tombé sous le charme de l’atmosphère culturelle bouillonnante du Soudan en constante évolution.
Altayeb Dawelbeit plonge également dans les villes soudanaises avec un autre regard grâce à l’abstrait. Créateur un peu rêveur, Dawelbeit révèle toute la magie du Soudan et rend hommage à son mélange de civilisations et de cultures. « J’ai collecté des planches de bois, partout au Soudan. Je découpe les morceaux que je choisis et les transforme en de miroirs géants qui reflètent l’âme de la ville soudanaise », précise Dawelbeit. Voici une partie d’une ancienne porte, d’une fenêtre, d’une chaise, accrochée au mur de la galerie Misr. L’artiste lui attribue une nouvelle vie et la rend témoin de la vie soudanaise contemporaine.
Dawelbeit peint sur le bois coloré des silhouettes, des visages, originaires tous de son pays natal. Il accentue les crânes, les lèvres épaisses, les nez larges et les yeux en amande à l’aide de médias mixtes qui font penser à des graffitis. Ses personnages sont pâles, loin des couleurs vives du Soudan. « Le graffiti ou le Street art connaît un véritable essor au Soudan. C’est la voix du peuple, une façon de transgresser les règles et de crier le mécontentement général. C’est un art visuel subversif et coloré », déclare Dawelbeit. Et d’ajouter : « Avec les différents matériaux utilisés avec le bois que j’incruste de fer ou de clous, il y a toujours le jeu de contrastes entre forme et texture. Rien n’est cependant en discorde. Je rêve de vivre cet état d’harmonie dans la réalité ».
Loin des messages directs
Visage humain par El-Amin Osman.
Artiste pluridisciplinaire, plasticien, illustrateur de livres pour enfants, Salah El-Mur, lequel vit en Egypte depuis les années 1990, retrace à travers deux peintures de grand format ses souvenirs d’enfance, étroitement ancrés dans sa terre natale, le Soudan. L’héritage culturel pluriel d’El-Mur lui sert d’outil et de source d’inspiration. « L’artiste soudanais n’est pas censé parler de politique dans son art, il ne doit évoquer ni l’intolérance religieuse, ni la violence, ni les conventions sociales, ni les dogmes religieux, mais il doit aborder la condition humaine, le sens de la vie, les émotions et les valeurs morales liées au contexte historique », indique El-Mur. Ses deux peintures figuratives sont représentatives de sa culture arabo-africaine. Elles ressemblent à des contes populaires, avec des ornementations géométriques, en lien avec la superstition et la mythologie. Dans sa toile Odeur fétiche, s’agit-il d’un processus de gestation qui a échoué, d’où le thème de l’avortement évoqué dans le tableau, faisant allusion au traumatisme vécu par les Soudanais? La deuxième peinture d’El-Mur montre un musicien qui a la tête inclinée. Naïveté expressive des formes, fraîcheur enfantine des visages caractérisent son oeuvre. « J’ai été marqué, dès l’enfance, par les designs des crochets de ma mère. Des mailles multicolores et ornementales, qui aiguisaient mon imagination, encore tout petit. Etaient-ce des formes animales, humaines, géométriques ou autres? Cet art n’avait aucun message politique, mais valorisait la beauté, de façon universelle, tout en préservant l’héritage soudanais », raconte El-Mur, né à Al-Jarif, à l’ouest du Nil bleu.
Poète du noir et blanc
Encre de chine par Abdel-Basit Alkhatim.
Né à Omdurman, Omar Khaïry (1939-1998) est surnommé « le soufi » des arts plastiques contemporains soudanais. Son répertoire compte plus de dix mille toiles et dessins en noir et blanc. Il dessine à l’encre de chine sur papier, multipliant les signes et les symboles soudanais. C’est aussi un poète à l’univers saisissant, animé par des personnages insolites, rarement gais.
Hussein Gamaan, pionnier de la gravure soudanaise, se caractérise par un attachement aux détails précis et bien définis. Lui aussi, il multiplie les signes et les symboles, peints en miniature sur la toile, comme des amulettes. Ainsi, il raconte l’histoire du Soudan et de l’Ouest africain, tout en restant très proches des traditions ancestrales.
Il en est de même pour Ahmed Shebrain qui participe à l’exposition avec une toile peinte en 1986. Ses motifs préhistoriques et ses personnages mythiques sont très soudanais. Ils ont l’air d’avoir existé depuis toujours.
Abdel-Basit Alkhatim est, lui, le maître incontesté du scraperboard ou de la carte à gratter, support pour des travaux de dessin apparenté à la gravure, travaillé sur base de carton noir, à l’encre de chine. Cette technique offre une palette de nuances quasiment infinie. Le grattage de la surface noire permet de révéler le blanc sous-jacent, et donc de dessiner en blanc sur noir. Il expose ici des dessins, qui datent de 2012, majoritairement constitués de portraits de femmes.
Pour sa part, El-Amin Osman cherche à faire des oeuvres que tout le monde peut comprendre. Il peint surtout des corps et des visages humains assez sobres. « Les dessins en lignes horizontales ou en zigzag forment des images que tout le monde peut saisir et contempler », dit El-Amin pour décrire sa peinture à l’huile, réalisée en 2017-2018, ou son dessin à l’encre de chine qui remonte à l’année 1970.
Chez lui, les hommes et les femmes sont toujours mélancoliques et angoissés. Ils ont des visages familiers, expressifs, avec des yeux larges et des lèvres épaisses. Ils semblent appartenir à des ethnies différentes. C’est le cas de son oeuvre à l’encre de chine Femmes en prison, dont les protagonistes-femmes ont les crânes rasés. On dirait des sorcières aux visages accablés. Elles ont toutes quelque chose de soudanais .
Jusqu’au 7 février, à la galerie Misr, 4, rue Ibn Zanki, Zamalek, de10h à 21h (sauf le vendredi).
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