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Gamil Matar : Il est difficile de saisir la fluidité de la situation qui caractérise la fin de la mondialisation

Dalia Chams, Dimanche, 30 décembre 2018

Ancien diplomate égyptien, Gamil Matar s’est converti à l’académisme au lende­main de la défaite de 1967. Editorialiste et analyste politique de renom, il accorde un intérêt particulier aux questions de réforme et de transition démocratique. Il livre à l’Hebdo une réflexion sur les derniers mouvements sociaux, la montée du populisme et les séquelles de la globalisation.

Gamil Matar

Al-ahram hebdo : Dans quelle mesure les mouvements sociaux, comme celui des Gilets jaunes, viennent-ils illustrer d’un jour nouveau les diffé­rents votes antérieurs, de Donald Trump au Brexit, en passant par la vague du succès des candidats popu­listes ?

Gamil Matar: On vit une période des plus importantes du monde moderne. Tout est dans le brouillard actuelle­ment, rien ne tient debout. Il n’y a rien de palpable pour pouvoir dire le monde va dans tel ou tel sens. Il est difficile de saisir la fluidité de la situation qui caractérise la fin de la mondialisation. L’Occident est en crise, et lorsque j’évoque l’Occident, je désigne cette partie du monde qui a opté pour la démocratie libérale, donc je ne parle pas d’une entité géographique, compo­sée de l’Europe et des Etats-Unis seule­ment, mais d’un territoire plus large, régi par les mêmes valeurs occiden­tales. Cette crise possède plusieurs facettes, une crise des identités, une crise politique et sociale dont souffre le monde entier. En Inde par exemple, les Bohras (groupements chiites ismaé­liens) adoptent des programmes sco­laires fascistes assez bizarres. Au Liban, certaines voix ont réclamé d’agir selon la réalité confessionnelle du pays et non selon les règles constitu­tionnelles, démocratiques ou autres communément appliquées. Le fossé entre l’Orient et l’Occident se creuse davantage. La montée de la Chine et le déclin de l’Occident, comment conci­lier cet état de fait, atteindre un juste équilibre entre les deux ?

La montée de Trump représente un nouveau populisme, propre à cette période, qui n’est pas tout à fait conforme aux définitions de gauche ou de droite, telles qu’on les a connues. C’était une manière d’exprimer le rejet de la démocratie représentative occi­dentale par les électeurs et de réclamer une autre démocratie plus populiste.

— Ceci veut-il dire que l’on change de période? Que l’on passe par une période de tumultes et de surprise, marquée par la recherche d’une démocratie directe et non institution­nalisée ?

— On ne peut encore l’appeler directe ou indirecte. Nous sommes encore dans le flou, mais c’est une démocratie populiste, qui s’oppose aux institutions et les juge comme un échec complet. Pourquoi? Parfois, on a ten­dance à dire que cet échec est à cause de la nouvelle élite gouvernante, issue de la mondialisation, alliée aux ban­quiers qui ont provoqué la crise écono­mique et financière de 2008, dont on subit les séquelles jusqu’à présent.

Nous vivons une période de transi­tion. Nous n’avons pas encore élaboré les principaux traits du nouvel ordre mondial. Obama a commencé par dire : « Let us go East ». Trump a récemment décidé de se retirer de la Syrie, sans aucune explication. Est-ce qu’il y a un accord tacite avec Poutine? Ou trouve-t-il que le jeu ne vaut pas la chandelle et qu’il vaut mieux ne pas dépenser davantage en Syrie? Résultat: il a mis presque toutes les institu­tions démocra­tiques des Etats-Unis en désaccord.

Gamil Matar
Les « gilets jaunes », un exemple des mouvements sans chef. (Photo:AFP)

— Ces contesta­tions sont-elles donc le rejet d’un monde globalisé construit par des élites déconnec­tées? Les classes populaires ne trouvant pas leur compte, en termes de niveau et de qualité de vie, maintenant ce sont les petites classes moyennes qui décro­chent ?

— La classe moyenne, un peu par­tout, a perdu de ses atouts. Sa capacité à influencer la prise de décision a dimi­nué. Elle a été affaiblie par la mondia­lisation, au Moyen-Orient comme ailleurs. Et c’est peut-être la raison derrière cette vague populiste à laquelle nous assistons, menée par les petites classes au-dessous de la moyenne.

Au Moyen-Orient, on pensait que l’on vivait un peu à l’écart de la mon­dialisation, comme le répétait le socio­politologue Sayed Yassine. Mais en fait, ce n’est pas vrai. On a subi le même sort, à quelques exceptions près. La Chine a tiré profit de la mondialisa­tion, jusqu’à la dernière goutte. Elle a beaucoup bénéficié du libre-échange et de l’accord sur les tarifs douaniers et le commerce (le GATT), qui a abouti à la création de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). C’est uniquement en Chine que la classe moyenne a pré­servé ses acquis; elle compte quelque 850 millions et a échappé à l’érosion qu’ont connue ses semblables, ailleurs. Mais il faut noter aussi que le régime chinois est populiste. Le parti commu­niste chinois, dirigeant, est une énorme structure sociale, riche en adhérents. Il mise sur ses assises populaires. La Russie de Poutine est également popu­liste. L’Europe de l’Est a pris un tour­nant populiste.

Les Indignés espagnols ont réussi à faire entendre leur voix face à la situa­tion de crise qui frappait le pays à l’époque du Printemps arabe en 2011, puis bien plus tard est né le parti de gauche Podemos (nous pouvons), en 2014. De même, l’Union Européenne (UE) ne peut plus gérer l’Italie d’au­jourd’hui, gouvernée par des idées populistes et mobilisatrices. L’UE peut-elle faire face à tous ces changements ? Il y a de vrais doutes là-dessus.

Quel impact sur les élections par­lementaires européennes, prévues au mois de mai prochain ?

— Je me pose la question différem­ment. Je ne comprends pas vraiment pourquoi les divers gouvernements euro­péens n’ont pas réagi face au plan de Steve Bannon, ancien stratège du prési­dent américain, en Europe, tout au long de cette dernière année, pour bouleverser les institutions? (ndlr: Bannon cherche à faire élire un maximum de candidats d’extrême droite euro-sceptiques et compte faire adhérer ses partis alliés à son nouveau mouvement baptisé Le Mouvement). Et ce, dans le but de trans­former les composantes de l’UE.

Avec cette conviction que les pro­chaines années vont voir l’arrivée mas­sive des populistes au pouvoir en Europe, le trumpisme, de plus en plus installé, et le Brexit, l’Europe démocratique telle qu’on l’a connue, n’existera plus. Je pense que Bannon, ou moins ses idées, ne sont pas très loin de l’émergence des « gilets jaunes », même si c’est encore à prouver. Trump, en tournée en Europe il y a deux ans, n’a pas manqué de rencon­trer les chefs de mouvements populistes, comme Marine Le Pen. Il y en a ceux qui profitent de la période transitoire que nous vivons pour jeter les fondements d’un nouvel ordre mondial, mais on ne sait pas encore tout à fait il va ressembler à quoi.

— Les organisations ou structures internationales et régionales déjà exis­tantes sont donc remises en question, voire menacées... Cela s’applique aussi bien à l’UE qu’à la Ligue arabe, non ?

— Oui, tout à fait. La Russie de Poutine inter­vient un peu partout pour désintégrer le monde démocratique, et Trump, avec Bannon, pour d’autres raisons, cherchent à faire décliner les institutions démocratiques. Les questions fusent de partout, mais certes, l’UE affrontera une crise non négligeable. La Ligue arabe, malgré mon attachement à tout ce qu’elle représente, est en blocus depuis 2011. Elle était déjà faible, mais avec le Printemps arabe, le gel de la qualité de membre de la Syrie et l’intervention croissante des monarchies pétrolières du Golfe dans son fonctionnement, elle a été complètement assujettie. On n’a pas pu la gérer au profit de la sécurité nationale arabe. Les relations interarabes ont beau­coup changé sous l’effet de la globalisa­tion et du Printemps arabe.

— En l’absence d’offre politique adéquate, les électeurs sont prêts à tout essayer, d’où ce que nous vivons main­tenant ... Les analystes ne cessent de comparer les mouvements d’aujourd’hui à ceux d’hier. Qu’en dites-vous ?

— Je crains souvent les com­paraisons avec le passé. Les contextes technologiques, poli­tiques, etc. ne sont pas du tout les mêmes. D’aucuns voient en ces mouvements de contestation une nouvelle révolution ou une sorte de libération. Moi, je reste assez scrupuleux quant à ce genre de comparai­sons. Ce qui se passe aujourd’hui est très différent. La période de transition va durer plus longtemps qu’à n’importe quel moment de l’Histoire. Le monde semble avoir perdu la boussole.

Autrefois, on savait quelle était la feuille de route pour passer d’un ordre bipolaire à un monde pluripolaire … C’était facile à dessiner, maintenant ce n’est plus le cas. Les Etats-Unis ont échoué à s’imposer en tant qu’une mono-puissance, sans proposer d’alternatives, depuis les années 1990, celles de la glo­balisation qui a changé la face du monde.

Gamil Matar
Anubis et Spiderman. Identité et hybridité, un thème récurent dans les peintures de Khaled Hafez.

— Ces mouvements horizontaux, sans chefs, issus d’Internet et des réseaux sociaux, peuvent-ils continuer à fonctionner sans devenir verticaux avec le temps et se transformer en par­tis politiques ?

— Personne ne peut le deviner. Les mouvements sociaux se transforment, évoluent avec le temps, en fonction des besoins. Dans plusieurs régions du monde, il y a des vagues populistes, un démantèlement des partis existants et un effondrement du système démocratique établi jusqu’ici, donc que faire? Un regard sur l’Amérique latine et sur l’Afrique nous permet de voir que l’insti­tution la plus puissante, issue du système démocratique libéral, militaire ou autre, est celle qui prend souvent la relève pour sauver le pays. (…) Par ailleurs, l’essor d’Internet rend plein de choses de plus en plus contrôlables par les pourvoyeurs multinationaux des services technolo­giques et les gouvernements n’arrivent pas à les gérer.

— Tous ces mouvements sont-ils une critique de la sociologie ordinaire du leadership ?

— Votre question est en lien avec le populisme. Dans notre héritage culturel arabe, on a toujours eu ce lien direct avec le gouvernant, le sultan ou le calife qui commande les fidèles pour faire la prière du vendredi, communiquer ses idées devant les foules, etc. Donc chez nous, le culte de la personnalité a toujours existé, mais le leadership essayait de prouver, au moins formellement, sa loyauté pour les valeurs démocratiques, même si ce n’est parfois qu’une pure mise en scène.

— Vous évoquez souvent dans vos articles la fin d’une mondialisation et le début d’une autre, laquelle ?

— La prochaine mondialisation sera au goût ou à la couleur chinoise. Pourquoi pas ? On n’en sait rien encore. C’est vrai que la culture chinoise est une culture close ou pliée sur elle-même. Son his­toire n’est pas facile à cerner, sa langue et le confucianisme sont très compliqués. Je me disais antérieurement: leurs doctrines et civilisation ne sont pas à exporter, puis en avançant dans le temps, j’ai constaté qu’ils travaillent sérieusement dessus et qu’ils y arriveraient peut-être. Donc, je n’ai pas de vision claire de cette mondia­lisation à venir, mais nous devons lire intelligemment les plans chinois .

Gamil Matar

Un parcours atypique
Dans l’ouvrage Awel Hékaya: Hékayti Maa Al-Diplomassiya (la première histoire: Mon histoire avec la diplomatie), l’analyste politique Gamil Matar raconte, sans vraiment suivre l’ordre chronologique, ses va-et-vient dans le monde, en tant que diplomate et érudit. On accompagne le jeune diplomate qu’il a été, dans la vingtaine, de Buenos Aires à Pékin, en passant par Rome, New Delhi ou Santiago. Et du coup, nous péné­trons dans les coulisses de la diplomatie des années 1950-1960 et nous voyons les hommes de confiance, proches des Officiers libres, s’infiltrer dans ce monde qui leur était étranger.

Nous imaginons l’ambiance dans laquelle il a dû quitter son travail au ministère des Affaires étrangères, après la défaite de 1967, et nous sai­sissons mieux sa démarche postérieure comme chercheur académique ou encore sa mission au sein de la Ligue arabe, quelques années plus tard. Car l’ouvrage est du genre biographique, mais s’approche aussi du reportage littéraire ou des récits de voyage. L’auteur a été le plus jeune diplomate égyptien en poste, à l’époque où il a commencé sa vie active, et également l’un des plus subtiles. En 200 pages environ, il nous fait faire le tour du monde, le suivant même jusqu’à l’Université de McGill, à Montréal, où il a parachevé ses études supérieures. Un voyage sans répit.

Le livre n’est plus en stock chez les libraires, la première édition parue en arabe chez Dar Al-Hilal, en 2002, est épuisée.

Awel Hékaya: Hékayti Maa Al-Diplomassiya (la première histoire: Mon histoire avec la diplomatie), 2002, Dar Al-Hilal. 270 pages.

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