« Peu connu du grand public, car il n’aimait pas faire apparition sur la scène artistique, Sentis savait cependant qu’il était unique. Le poète et critique d’art Ahmad Rassem le dit bien dans l’un de ses articles sur Sentis, publié dans les années 1940 dans le magazine égyptien Al-Etneine (le lundi). Sentis était considéré comme l’un des pionniers de la caricature arabe, pendant plus de 40 ans, à partir de 1908. J’ai découvert quelques-unes de ses oeuvres à travers la collection privée d’un ami et j’ai voulu lui rendre hommage à travers une exposition à la galerie Khan Maghrabi, révélant les différentes phases de son parcours », précise Salwa Maghrabi, propriétaire et gérante de la galerie. Surnommé « le père de la caricature égyptienne », Sentis s’est imposé en maître incontesté, qui a travaillé dans presque toutes les publications de la presse écrite égyptienne du début du XXe siècle et jusqu’à 1945. Ses oeuvres témoignent de l’état de l’Egypte sous la colonisation britannique, pendant la révolution de 1919 et entre les deux guerres.
Sentis dessinait un pacha ou un dignitaire côte à côte avec un effendi ou un fonctionnaire type, un chawich (sergent), un éboueur, un maire, un mendiant ou un gouverneur. Un homme géant symbolise toujours le colon et un lieutenant avec un tarbouche sur la tête représente les officiers locaux. Le caricaturiste opposait les hommes de la rue à ceux du pouvoir. Autant de prototypes dont il a exacerbé les traits et accentué les caractéristiques, faisant preuve d’une profonde étude psychologique. Sentis excellait également à souligner les grimaces et les mimiques de ses personnages très expressifs. Il les dessinait dans tous leurs états, interrogeait les rapports entre eux, soulignait leurs faiblesses et leurs côtés ridicules. Leurs visages sont insolents, excessifs et l’artiste n’hésitait pas à transgresser les règles esthétiques au profit de ses sujets, politiques ou sociaux.
Ses caricatures ne reposent pas sur la longueur des textes et des commentaires, mais sur la puissance des dessins en couleurs. « Les personnages, dans les caricatures de Sentis, ressemblent à ceux d’une scène théâtrale. L’ambiance générale des dessins sert beaucoup son humour », indique Salwa Al-Maghrabi. Sentis a multiplié les portraits et les caricatures de situation. Il accordait beaucoup d’attention aux détails : manière de s’habiller, mouvements du corps en action, etc. Résultat : on finit par sympathiser avec les personnages caricaturés, même s’ils sont parfois déformés à outrance.
Du presque parfait
Samson de Sentis.
La puissance de la composition, la proportionnalité des dessins et la répartition des zones de couleurs, d’ombres et de lumières rendent les oeuvres de Sentis presque parfaites. « Dans le temps, en imprimerie, le matériel premier qu’utilisait le lithographe était la pierre de calcaire. Elle donnait à l’art de Sentis une plus grande netteté et une vivacité hors pair. Les couleurs pures n’ont jamais perdu de leur brillance, ni de leur éclat, malgré le temps », fait remarquer Salwa Al-Maghrabi. Etant un étranger résidant en Egypte, l’artiste était quand même soumis aux exigences des divers patrons de presse, notamment le propriétaire du magazine Al-Kachkoul (brouillon), Soliman Fawzi, proche des sphères du pouvoir dans les années 1920. Le travail de Sentis dans Al-Kachkoul reflétait souvent les opinions de ce dernier. Le magazine, qui sortait tous les vendredis, était de vocation sociale, mais critiquait souvent les positions du parti Wafd et du cabinet présidé par le politicien wafdiste Moustapha Al-Nahhas. Plus tard, pour mieux exprimer sa pensée, Sentis était soucieux de montrer les personnages de manière différente, une fois qu’il a travaillé dans d’autres revues.
Sur l’une des couvertures du magazine Al- Kachkoul, exposée à Khan Maghrabi, Sentis a tourné en dérision le leader de la révolution de 1919, Saad Zaghloul. Puis, sur une autre couverture, publiée dans la revue Al-Etnein (le lundi), également exposée, le caricaturiste glorifie plutôt Saad Zaghloul, exprimant cette fois-ci son véritable point de vue en tant que sympathisant avec cette grande figure nationaliste.
Les dessins de Sentis montrent le rôle important qu’a eu la caricature durant cette période d’éveil. Sentis s’est souvent servi de l’ancien drapeau égyptien (vert avec un croissant et 3 étoiles) comme arrière-fond de ses dessins, et ce, autour de 1923. A l’époque, les Britanniques avaient officiellement reconnu l’indépendance de l’Egypte. « Influencé par l’école de la caricature française, misant sur le sens de l’observation et de l’analyse, Sentis considérait la caricature comme un art du peuple », affirme la propriétaire de la galerie Khan Maghrabi. L’une des caricatures phares de l’exposition représente un superman en t-shirt vert, comme l’ancien drapeau égyptien. Il est debout entre les deux colonnes d’un temple philistin — c’est le « Samson de Sentis », capable de tout réussir. Un simple citoyen égyptien à même de se débarrasser des colons et de profiter de son indépendance.
Jusqu’au 1er novembre, de 10h à 21h (sauf le vendredi), à la galerie Khan Maghrabi, 18, rue Al- Mansour Mohamad, Zamalek.
Qui est Sentis?
Né en Espagne et ayant vécu une bonne partie de sa vie avec sa famille en France, Sentis est arrivé en Egypte en 1908 à l’âge de 27 ans. Il était invité par le prince Youssef Kamal, fondateur de l’Ecole des beaux-arts du Caire en 1905 et cofondateur de l’Académie égyptienne des arts à Rome. Youssef Kamal avait demandé à Sentis d’enseigner le graphisme aux beaux-arts, ce qui lui a permis de fréquenter les cercles intellectuels de l’époque. Il a commencé sa carrière en tant que dessinateur au magazine Al-Kachkoul (le brouillon) en 1921, où il a travaillé jusqu’à la parution du dernier numéro, en 1929.
Réputé pour ses dessins de belles femmes aux traits espagnols, Sentis a réalisé une caricaturé de la diva Oum Kalsoum. Et ce, pour une affiche publicitaire de l’un de ses concerts en avril 1937. Il a été le maître de plusieurs pionniers des arts plastiques égyptiens, dont le sculpteur Mahmoud Mokhtar. D’ailleurs, ce dernier a réalisé une statue de Sentis, dans toute son élégance, qui garnit jusqu’à présent le musée Mahmoud Mokhtar au Caire. Sentis a ensuite travaillé à Dar Al-Hilal, précisément à la revue Al-Fokaha (le sarcasme), puis à Magalati (ma revue), publiant d’innombrables caricatures politiques et autres. Il a rejoint plus tard les équipes des magazines Rose Al-Youssef, Al-Etneine (le lundi), Kol Al-Dounia (toute la vie) et Image. Il a également fondé la revue Goha, publiée en arabe et en français. Une grande partie de ses dessins évoquant le personnage de Goha sont d’ailleurs exposés actuellement à Khan Maghrabi. Goha est l’idiot-intelligent par excellence, le faux naïf qui incarne la sagesse. Il est inspiré de la culture populaire arabe et combat, chez Sentis, l’autorité par l’humour, défendant son droit à la vie.
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