Al-Ahram Hebdo : Dans le documentaire Another Day Of Life, sur la guerre d’Angola, projeté en compétition officielle à Gouna (prix de l’humanité), les personnages voulaient être pris en photo pour préserver leur mémoire. Ils voulaient qu’on raconte leur histoire, de peur d’être oubliés. A quel point ceci est-il lié à votre conception du documentaire ?
Hadi Zaccak : Le documentaire est un outil pour préserver la mémoire et lutter contre l’oubli. Je suis né avec la guerre civile libanaise, donc toujours hanté par le désir de comprendre ce qui s’est passé. Au lendemain de la guerre, il y a eu un processus de reconstruction qui a mené à une destruction. Encore étudiant de cinéma, à l’époque, dans les années 1990, je travaillais sur le terrain, prenais des photos, etc. pour suivre la transformation rapide de Beyrouth, « en reconstruction ». La guerre avait pris fin, et il y a eu un pardon collectif ou plutôt un projet d’amnésie collectif, très dangereux. Ce sont ces deux pistes qui m’ont conduit à faire du documentaire. Car c’est un genre qui permet la lutte contre la mort de beaucoup de choses que j’aime, des gens, la ville ... C’est un élément qui aide à réfléchir sur l’écriture de notre Histoire, en une seule direction. On est constamment en lutte contre la perte.
— Quel est l’impact des conflits régionaux actuels sur le documentaire, d’après vos observations et les films en compétition dans le festival ?
— Qu’il s’agisse de la guerre d’Angola qui s’est passée en même temps que la guerre civile libanaise ou de l’effacement de l’image de la Palestine, durant les guerres, les gens perdent leurs mémoires, leurs photos, etc. Ce qui fait qu’on a davantage besoin du documentaire. Car devant ces pertes, il ne reste que le film ou le regard que porte un cinéaste sur la réalité (et lorsque je parle de regard, cela signifie également voix, car on récolte les témoignages des gens). Les guerres produisent à chaque fois un nouveau cinéma. Par exemple le néoréalisme italien est un mouvement cinématographique qui a fait son apparition au cours de la Seconde Guerre mondiale, mêlant scénario, réalité et documentaire. Par exemple, dans le film Of Fathers And Sons, du réalisateur syrien Talal Derki, ce dernier porte un regard de l’intérieur (ndlr : le prix du meilleur documentaire arabe à Gouna. Le réalisateur partage l’intimité d’une famille de djihadistes d’Al-Nosra, avec qui il a vécu pendant 2 ans et demi). On voit le cinéaste évoluer, le temps affecte le regard que porte la personne derrière la caméra. Il a l’avantage du temps dont il a su bien se servir. Je suis fasciné par l’essor qu’a connu le documentaire arabe depuis 2001. Il se porte mieux que la fiction. On y a fait preuve de plus de courage, d’expérimentation. On a réussi à créer notre propre style.
— Quelles sont les caractéristiques de ce style arabe que vous évoquez ?
— Le réalisateur peut être présent pour poser un regard subjectif. Il y a parfois un mélange des genres, on a tendance à briser certaines frontières ou à combiner la fiction et le documentaire comme le dernier film du Palestinien Raëd Andoni, Ghost Hunting (ndlr : il a rassemblé un groupe d’exprisonniers pour reconstituer le centre d’interrogatoires). Parfois aussi, le film comporte une observation visuelle qui vous emporte à l’intérieur d’un monde donné, comme Taste Of Cement de Ziad Kalthoum (ndlr : portrait de travailleurs en exil). Le film peut être également intimiste, mais très puissant, comme La Balançoire, du Libanais Cyril Aris, qui a filmé ses grands-parents.
— Qu’en est-il notamment des documentaires sortis au lendemain du Printemps arabe ?
— Sans vouloir trop généraliser, plusieurs sont tombés dans le piège de ne pas prendre ses distances par rapport aux faits réels. Ceuxci sombrent facilement dans l’oubli. Car ils ont pensé que l’instant présent est l’Histoire, et ont mal interprété l’instant. La facilité de l’usage des caméras, à la portée de tous, a fait en sorte qu’on réfléchit moins sur la manière de filmer et de réagir vis-àvis des événements. En Egypte, il y a eu pas mal d’exemples, comme si on avait affaire à des caméras de surveillance, sans un regard particulier.
— Votre dernier film Ya Omri (104 rides) portait sur votre grand-mère, ayant dépassé les 100 ans. Vous l’avez filmée depuis 1992 et jusqu’à sa mort en 2014. Et ce, afin d’aborder à travers elle quelques aspects de l’histoire socioculturelle du Liban. Cyril Aris a également filmé ses grands-parents dans le film La Balançoire, qui a remporté l’étoile de bronze au Festival de Gouna. Il y a de plus en plus de films libanais où l’on raconte l’histoire des siens, qu’en dites-vous ?
— Oui, il y a au Liban ce que l’on s’accorde à appeler « le documentaire familial », à partir des années 1990. Randa Chahal, à titre d’exemple, avait tourné Nos Guerres imprudentes, une tentative de comprendre la guerre civile, à travers le microcosme de la famille. Moi, j’ai mis du temps avant de raconter mon histoire personnelle. A 40 ans, j’ai constaté que l’on tournait en continu dans des cycles qui se répètent, puis l’on s’évapore. En général, notre rapport au Liban à la présence de la caméra est différent. Le sujet accepte d’être filmé, alors que dans d’autres sociétés plus conservatrices, on a du mal à le faire. On a l’habitude d’une image plus décomposée de nous-mêmes. C’est plus chaotique, donc on accepte plus les images démantelées.
— Travaillez-vous sur un nouveau projet ? Est-il toujours en rapport avec votre thème favori : la préservation de la mémoire ?
— Je fais le portrait de la ville de Tripoli à travers son rapport au cinéma. Car c’est la dernière ville du Liban où il y a encore les vestiges d’une vingtaine de salles de cinéma. Et ce, contrairement à la destruction des salles beyrouthines qui a eu lieu pendant « la reconstruction ». Mais le film est en préparation, il me faut encore du temps. Il a fallu 4 ans pour terminer Mercédès, surtout que j’ai toujours recours à l’autofinancement pour garantir ma liberté .
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