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Ô toi qui t’en vas, tu reviendras

Bissan Guéhad Edwan, Lundi, 24 septembre 2018

Que de ressemblances entre les exilés du monde entier. Rachid Taha, le célèbre chanteur algérien vivant en France et qui nous a quittés il y a deux semaines, a ému, avec sa chanson Ya Rayeh, une Palestinienne qui vit en Egypte depuis plus de vingt ans. Voici la lettre d’hommage qu’elle lui a écrite.

Ô toi qui t’en vas, tu reviendras

Mon vieux Rachid.

Je voulais te dire que je retourne au Bled et que ma source était ici, même si je vivais là-bas. Mais mon message a été retardé d’environ vingt ans et ne t’est parvenu que dans mon imagination.

Il y a vingt ans, ta chanson Ya Rayeh (voir encadré) m’a escortée lors de mon premier retour dans mon village natal. Isolée dans mon long trajet, seule ta voix qui articulait ces paroles me réconfortait :

Ô toi qui t’en vas !

Où vas-tu ?

Ne te presse pas, tu reviendras.

A l’heure de mon premier retour en Palestine, après plusieurs tentatives sans succès, ta chanson battait son plein et était diffusée tout le temps sur toutes les chaînes de radio arabes et internationales. Aurais-tu un message à me transmettre ?

Je ne savais pas exactement ce que signifiaient les paroles de ta chanson, mais je me balançais avec émotion entre les notes de ta voix et les mots que j’entendais.

Je revenais à mon village natal pour la première fois, mais que je connaissais déjà de ce que me racontaient mes parents et mes grands-parents: le long trajet entre Le Caire et Gaza, similaire à celui de Marseille-Alger. Un drôle de mythe nous unissait : l’expatriation, l’exil, la nostalgie, le Bled, la peur, l’incertitude, la marginalité, l’histoire, la géographie et la mémoire... Cette chambre toute remplie de ce poids et de cette lourdeur qui sont d’une beauté insupportable.

Je voulais te raconter ce qui m’a traversée pendant mon voyage entre l’exil et le Bled. Ta voix habitait non seulement les minuscules traits de mon visage, mais aussi les gigantesques rêves qui me frôlaient. Ma peur s’est dissipée au point du passage terrestre de Rafah, en entendant :

Combien de pays et de terres vides as-tu vus ?

Combien de temps as-tu perdu ?

Combien encore en perdras-tu ?

C toi qui t’en vas !

Sais-tu ce qui se passe ?

Le destin et le temps suivent leur cours, mais tu l’ignores.

Je voulais te dire que je reviens, après tous ces exils forcés, après avoir vécu dans tant de villes et de maisons, après avoir longé des rues que j’ai retenues par coeur. Mais qui ne remplaceront jamais la place qu’occupe le Bled dans ma mémoire.

Rachid, ta chanson n’est pas éphémère. Elle était pour moi un signal du Divin que je devais annoncer mon retour, même s’il était pour une courte durée. J’ai repris les exils, les aéroports et les villes étrangères. J’ai forgé ma mémoire à conserver les souvenirs des rues, des gens, de Palestine, de Gaza, de Jaffa, de Jérusalem, de Haïfa et d’Acre. Je sculptais leurs boulevards, passages et maisons à l’intérieur de mon esprit pour qu’ils ne se perdent pas. J’avais même dit à tout le monde: Je suis de là-bas, même si je vis ici.

Arrivée dans la soirée, j’avais décidé de marcher tous les jours dans les rues et les carrefours pour que mon Bled puisse faire ma connaissance. Je reprenais les airs de ta chanson comme s’ils étaient un passeport qui me permettra d’acquérir une nouvelle mémoire. Quand j’avais peur d’être rejetée, je te chantais à haute voix, afin de ciseler les traits de mon visage dans la mémoire du Bled. On échangeait tout: l’amour, l’héritage, les détails du quotidien, la peur, la tranquillité, les paroles, la poésie, avec ta voix qui porte toute cette tristesse et ces exils.

La première chose que j’ai achetée à Gaza était une cassette contenant une collection de musique et de chansons algériennes. C’était mon point de départ pour découvrir le monde de votre musique. Ya Rayeh était la première chose qui lançait mes dures et lourdes journées à Gaza, lieu de mon premier arrêt. Et quand je me mettais en colère contre la cruauté de cette ville, ta voix pénétrait mon âme et me rassurait.

Rachid, tu apprends peut-être pour la première fois que mes deux systèmes— nerveux et immunitaire— n’ont pas supporté la cruauté du Bled et que quand je suis tombée malade, je sentais que j’allais mourir de tristesse. On m’a transportée au Caire pour me soigner. Et dans les sons de mon coma, il n’y avait que ta chanson. En fait, j’ai été atteinte de cette maladie qui n’atteint que les Palestiniens et les habitants du Levant.

Ô toi qui t’en vas dans le pays des autres !

Sais-tu seulement ce qui se passe ?

Le destin et le temps suivent leur cours, mais tu l’ignores

Pourquoi ton coeur est si triste ?

Et pourquoi restes-tu là misérable ?

Les difficultés prendront fin et tu n’as plus à apprendre ou construire quoi que ce soit.

Les jours ne durent pas, tout comme ta jeunesse et la mienne.

Je combattais la mort et je ne voulais mourir que dans mon bled. C’était mon ultime souhait.

Hier, quand j’ai repris connaissance suite à un rapide évanouissement qui a frappé mon âme et mon corps sans avertissement, j’ai appris la nouvelle de ta disparition. Serait-ce un nouveau signal qui me serait envoyé, vingt ans après le premier retour au bled? Tu sais qu’après vingt ans, j’ai visité l’Algérie pour quelques jours? Tu t’attendais à ce que je te rende visite, n’est-ce pas ? Ta voix ne m’a pas lâchée dans le train, entre Hussein Dey et Blida. Un aller-retour qui me faisait peur, parce que je ne connaissais pas la géographie de la région. Je voulais juste voir ton pays pour t’envoyer quelques-unes de ses saveurs et quelques-unes de ses odeurs.

Combien de pays peuplés et de terres vides as-tu vus ?

Combien de temps as-tu perdu ?

Combien en as-tu encore à perdre ?

Rachid Taha... Le bled et moi te disons que ton âme repose en paix. Je suis ici maintenant, car là-bas, je tombe malade et je deviens confuse.

Salut mon cher.

Le Caire, Gaza, Alger 1998-2018.

Ya Rayeh... Ô toi qui t’en vas!

C’est la chanson qui a marqué le foudroyant succès du chanteur algérien Rachid Taha (1958-2018) dans les hit-parades arabes, français et internationaux. Elle a été écrite et interprétée d’abord par le chanteur chaâbi Dahmane Elharrachi, en 1973. Il s’agit d’une ballade destinée aux voyageurs et aux exilés qui rêvent de retourner dans leur pays natal. Taha l’a reprise en 1993 avec de nouveaux arrangements.

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