Quand un réalisateur du talent de Marwan Hamed se confronte à la verve littéraire d’un romancier tel Ahmad Mourad, on en tire une oeuvre spéciale, digne des différents univers et créations des deux artistes. C’est le cas du nouveau film de la fête Torab Al-Mass (poussière de diamant), actuellement en salle.
Dès les premières images, on entre dans la trame du récit. Nous sommes dans l’appartement de Hussein Al-Zahhar — Ahmad Kamal — et son fils unique Taha, campé par Asser Yassine. Un foyer dont le décor classique, naturel et obscur offre à l’image comme aux événements une certaine spécificité.
Ancien adjoint d’un bijoutier juif vivant en Egypte pendant les années 1950, Al-Zahhar-père a appris plusieurs secrets de ce métier, dont le plus important est l’effet toxique de la poudre avec laquelle on polit les diamants, dite poussière de diamant. Une petite dose de cette poudre, bue par une personne dans une tasse de thé, suffit pour détériorer la santé de cette personne et entraîner même sa mort. Hussein Al-Zahhar — aujourd’hui paraplégique — garde quelques poignées de cette poudre clandestine dans une petite bouteille, un outil par lequel il croit appliquer la justice aux fautifs ou plutôt aux corrompus. Une conviction que le jeune héros, Taha, hérite suite à l’assassinat de son père.
Côté trame, il y a beaucoup à dire. Une socio-tragédie, mais aussi un drame psychologique, Torab Al-Mass fait écho aux préoccupations habituelles du cinéaste : les relations humaines compliquées entre les gens quelle que soit leur classe sociale ou intellectuelle. Comme toute oeuvre signée Ahmad Mourad, on témoigne d’une série d’insertions d’images et d’événements, qui font que le métrage est tout à fait loin d’être linéaire, offrant des scènes et des chapitres non placés dans un ordre chronologique, mais qui aident à déchiffrer ce qui était, de prime abord, inexplicable.
L’ensemble visuel et textuel général paraît assez biscornu, mystérieux, mais unique et typique de Mourad. Il y a un certain lien entre les différents protagonistes, bien brodé mais parfois injustifié. Peu à peu, le puzzle se reconstitue remarquablement. Chaque minute du film illustre un certain litige caché entre les gens, parfois par un simple arrière-plan, par un simple tableau qui se glisse dans un autre, par un acte qui répond à un autre, par un accident qui en rappelle un autre.
Toutefois, Torab Al-Mass est une oeuvre majeure de l’analyse de notre époque, de notre nature humaine, et par voie de conséquence, de la majorité des bémols des âmes humaines : corruption, avidité, angoisse, infidélité ou violence et immoralité.
Surtout à travers Hussein Al-Zahhar attaché au corbeau — dont l’image partage l’une des affiches du film — ce qu’il explique par une certaine affection étant donné que les corbeaux sont la seule espèce punissant le fautif parmi eux en le tuant et en enterrant son cadavre.
L’adaptation visuelle d’un maître
Il s’agit avant tout d’une adaptation technique et visuelle plus qu’impeccable, signée par le doué Marwan Hamed. Ce dernier signe là le troisième volet de ses oeuvres avec Ahmad Mourad, après le très réussi Al-Fil Al-Azraq (l’éléphant bleu) puis Al-Asléyine (les originaux).
Fidèle à son style élégant et fort bien travaillé, Hamed présente une oeuvre exemplaire dans le choix minutieux de presque chaque cadre, chaque action visuelle, chaque décor ou chaque mouvement de caméra. La mise en scène s’avère parfois volontairement déstructurée pour refléter ce monde qu’il met en scène, un monde qui s’égare et qui, au moindre geste, à la moindre action, au moindre soupçon, peut tomber dans la violence irraisonnée.
Torab Al-Mass est donc une construction magistrale au service d’un scripte qui parvient à nous transmettre les émotions que ses personnages sentent. Malgré la pluralité de l’espace temporel, des classes sociales, des acteurs, le film ne perd jamais sa cohérence.
Un casting cinq étoiles
Pour incarner ce monde bouleversant et ses protagonistes bien dessinés, soit par le scénario ou par le story-board visuel, Asser Yassine, dans l’un des caractères principaux, celui de Taha, a donné une prestation assez idéale, comme si le rôle lui a été écrit sur mesure. Il nous montre un personnage touchant, que l’on aime ou que l’on déteste, et qui intrigue tout au long du film. Même performance bien dosée de la part de Menna Chalabi dans le rôle de Sara, cette fille dont la vie est bouleversée du jour au lendemain. Elle décide elle aussi d’utiliser la loi des corbeaux (appliquer la justice par elle-même) ! Magued Al-Kidwani, dans le rôle d’un policier corrompu, offre une prestation à la hauteur de son talent.
Assez naturel, simple et spontané, il captive comme d’habitue l’attention de son entourage à chaque fois qu’il apparaît sur l’écran. Quant à Mohamad Mamdouh, dans la peau du Service, ce baltagui (homme de main) présente l’un des protagonistes les plus caractéristiques de l’oeuvre, dévorant comme toujours l’écran avec une prestation sublime qui lui est propre. Bon retour au grand comédien Ezzat Al-Alayli sur les écrans du cinéma dans le rôle simple d’un politicien controversé et à Sabrine dans le rôle de la tante, qui paraît malheureusement sans saveur ni grande importance dramatique. Ahmad Kamal éblouit, comme de coutume, dans un rôle qui l’aide à exhiber ses capacités dévorantes d’acteur, alors que le Libanais Adel Karam présente un nouveau gain pour le cinéma égyptien dans un rôle audace, celui d’un homme d’affaires et de pouvoir homosexuel.
A cette brochette d’acteurs s’ajoute un chef opérateur de talent en la personne d’Ahmad Al-Morsi, auteur de la photographie de tous les longs métrages de Marwan Hamed, et un monteur fort doué, qui n’est qu’Ahmad Hafez, signataire également du montage des trois films de Hamed. Mais la bande musicale signée Hicham Nazih reste l’une des perles de l’oeuvre, venant ajouter une nouvelle pierre dans l’édifice du succès et de l’estime rencontrés et vécus depuis des années par Nazih.
Bref, la beauté de l’image, la spécificité de la performance, la pertinence des dialogues, la crudité de certaines idées et situations ainsi que l’anticonformisme revendiqué de presque tous les personnages font tout le sel d’un drame social, un polar qui n’est — à la base — qu’une pure tragédie. Un film à voir, à revoir et à faire connaître.
Lien court: