Pendant le Ramadan, les téléspectateurs consomment le « repas indigeste » des feuilletons tous les soirs après la rupture du jeûne. Ils sont la proie, comme tous les ans, de la compétition féroce entre les publicitaires, même si cette année, aucun feuilleton ne fait l’unanimité. Regarder la télévision et zapper d’un feuilleton à l’autre est devenu, au fil des ans, un rituel du Ramadan, voire une habitude. Cependant, cette année, le choix n’était pas très diversifié, car plusieurs des séries projetées mettaient en scène soit des policiers en action, soit des drames policiers.
Les feuilletons Layali Eugénie (les nuits d’Eugénie) et Awalem Khafiya (mondes cachés) avaient en commun une nostalgie qui se faisait l’écho de l’histoire passée du cinéma égyptien. Dans Les Nuits d’Eugénie, le réalisateur Hani Khalifa avait l’air de renouer avec le cinéma des années 1940, et non pas avec la réalité de cette époque. Les comédiens s’expriment et s’habillent comme les artistes de cette décennie, que l’on a connus dans les films en noir et blanc. Nous retrouvons une certaine similitude, par exemple, entre une actrice du feuilleton et d’autres qui ont marqué l’histoire du septième art, comme la danseuse Ketty ou la comédienne Loula Sedqi. Des femmes ravissantes, mais plutôt méchantes, à l’image des films d’antan.
Les chanteuses de cabaret, douées et qui cherchent à faire carrière, ne sont pas sans rappeler le monde glamour de Sabah, Laïla Mourad ou encore Farid Al-Atrach. Quant au propriétaire de l’hôtel Sedqi bey, campé par Boutros Ghali, il ressemble, avec ses airs aristocratiques, d’une certaine manière à Soliman Naguib, qui a excellé autrefois dans les rôles du pacha aux bonnes moeurs. Ainsi, la liste des similitudes est longue et on a l’impression que les auteurs du feuilleton ont voulu faire revivre le cinéma de cette époque, avec ses intrigues simples, ses personnages et son contexte sociopolitique. Les téléspectateurs sont ainsi gagnés, par la force des choses, d’une vive nostalgie, celle d’une époque dont ils ne connaissent pas les contradictions et les disparités sociales. Ils idéalisent les idylles amoureuses et les romances à l’eau de rose présentées dans le feuilleton, tout en suivant de près les stratagèmes des méchants qui essaient d’empêcher un dénouement heureux.
Loin du vrai contexte
Rien dans le feuilleton ne fait allusion à la lutte de la ville de Port-Saïd contre l’occupation anglaise. Pourtant, cette ville du canal est le cadre où se déroulent les événements. Rien non plus n’est dit sur les rapports entre les fonctionnaires étrangers de la Compagnie du Canal de Suez et les habitants égyptiens. Seuls sont présents les vestiges de l’époque coloniale, à savoir de belles villas à l’architecture française, qui se trouvent toujours à Port-Fouad et nous plongent davantage dans la nostalgie. Cette dernière est accentuée par les histoires d’amour platonique, la finesse des lettres échangées ou des journaux personnels racontant les faits éloquemment, à l’ancienne. Bref, des choses qui ont complètement disparu à l’âge du WhatsApp et du chatting.
Les personnages sont tourmentés par les affres de l’amour. Ils subissent leur sort, mais surtout les diktats sociaux et le poids des us et coutumes. Les histoires d’amour impossibles sont donc monnaie courante et le feuilleton en dresse un beau tableau avec des détails bien enchevêtrés. Suivant le rythme lent de l’époque où se déroule le feuilleton, l’auteur a fait exprès de ne pas dévoiler les dessous de ces histoires d’un seul coup. Il essaie de créer des rebondissements et des effets de surprise, pour relancer les événements de temps en temps, sans pour autant échapper à une certaine monotonie.
Le feuilleton ressemble ainsi, dans l’ensemble, à une version fade du film Age of Innocence de Martin Scorsese. Le personnage du docteur Farid (campé par Zafer Al-Abdine), ligoté par les traditions et enfermé dans un contexte social rigide, n’est pas sans rappeler le héros de Scorsese dans le film en question. L’Age de l’innocence, c’est plutôt le contexte de la souffrance, de l’austérité sentimentale et de la rigidité sociale.
Un monde se cache dans l’autre
Dans le feuilleton Mondes cachés, un Adel Imam fidèle à lui-même se bat contre la corruption.
Le feuilleton Mondes cachés, avec Adel Imam, est, quant à lui, nostalgique du cinéma des années 1990. Après plusieurs feuilletons légers et des comédies sociales signés par le scénariste Youssef Maati, le comédien mythique a eu recours à de jeunes auteurs pour faire peau neuve. Contrairement à la lenteur voulue des Nuits d’Eugénie, le feuilleton joué par Imam a débuté par un rythme haletant, de quoi présager un bon thriller. Les événements commencent par la mort d’une vedette de cinéma, que l’on a essayé de faire paraître comme un suicide. Mais en fait, tout laisse deviner que d’aucuns ont essayé de la faire taire avant la publication de ses mémoires. Ceux-ci tombent par hasard entre les mains de Adel Imam, qui incarne le rôle du journaliste chevronné Hilal Kamel, qui a toujours lutté contre la corruption. Nous retrouvons ainsi un Adel Imam comme dans ses films à caractère sociopolitique des années 1990. Plus précisément, ses films tournés en collaboration avec le scénariste Wahid Hamed et le réalisateur Chérif Arafa.
Progressivement, le feuilleton se transforme en un pot-pourri d’affaires de corruption qui ont marqué l’opinion publique durant la fin des années 1990 et le début des années 2000. En d’autres termes, il fait en quelque sorte l’inventaire des années passées sous Moubarak, avec le mélange pouvoir, argent, terrorisme et drogue. D’ailleurs, l’incident de la mort de la vedette de cinéma qui donne le coup d’envoi au feuilleton n’est pas sans rappeler la disparition mystérieuse de la star Soad Hosni, toujours sous le règne de Moubarak. Il s’agit donc d’histoires intercalées, mais de manière naïve, à l’instar d’un scénario signé dans les années 1990 par Abdel-Hay Adib et joué par Naglaa Fathi et plusieurs jeunes acteurs. Il s’agit du film Disco, qui évoquait en vrac les problèmes de la jeunesse dans un style très didactique.
Moins d’enthousiasme
Si le public s’est montré très enthousiaste vis-à-vis du feuilleton lors des premiers épisodes, il a ensuite déchanté petit à petit, notamment sur les réseaux sociaux. En effet, d’aucuns n’ont apprécié ni certains détails invraisemblables, ni la manière superficielle de traiter les sujets abordés. Les événements sont trop axés autour du personnage de Adel Imam, qui a l’air de se battre contre des moulins à vent, parfois de manière peu convaincante, comme pour dire que les responsables actuels ne font que lutter contre une corruption qui a pris ses racines sous Moubarak. Les histoires et les personnages secondaires sont moins saillants, contrairement à Les Nuits d’Eugénie, qui donne à tout un chacun sa place.
Le problème crucial des feuilletons du Ramadan est que leurs auteurs doivent broder autour d’événements pour tisser 30 épisodes en bonne et due forme, ce qui s’avère très compliqué. D’où une lenteur préméditée ou des détails et des rebondissements parfois superflus. Reste que le rituel social qui consiste à regarder les feuilletons après la rupture du jeûne sauve pas mal de séries et continue à attirer les publicitaires
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