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La classe moyenne dans le collimateur

Yara Chahine, Lundi, 16 avril 2018

La classe moyenne, avec ses soucis et ses dilemmes, a toujours inspiré les drames télévisés. Récemment, certains télé-feuilletons en ont parlé de manière plus poignante. Tour d'horizon.

La classe moyenne dans le collimateur
Aboul-Aroussa (le père de la mariée).

On assiste au retour en force de la classe moyenne au petit écran, avec la diffusion des deux feuilletons télévisés Sabie Gar (jusqu’au septième voisin) et Aboul- Aroussa (le père de la mariée). Cela soulève deux questions essentielles. D’abord, comment peut-on définir la classe moyenne en Egypte ? Car on a tendance parfois à la réduire aux technocrates, aux cadres administratifs, aux fonctionnaires et aux catégories socioprofessionnelles, alors que d’autres préfèrent élargir son éventail pour englober les petits commerçants, les patronsartisans et les agriculteurs des petites propriétés terriennes.

La définition s’est compliquée davantage avec l’implication croissante de cette tranche de la société dans l’économie capitaliste mondiale, puisqu’elle travaille de plus en plus dans des multinationales, des banques ou dans des bureaux d’expertise, vu son niveau d’éducation relativement élevé. Tantôt, on se montre rebelle à l’égard de son appartenance sociale, tantôt colérique, tantôt en accord simulé.

La deuxième question est plutôt liée aux circonstances du retour de cette thématique dramatique. En quoi les oeuvres récentes sont-elles différentes des feuilletons présentés dans les années 1980 et 1990, évoquant toujours les soucis et la vie quotidienne de cette classe ? Aboul- Aroussa (le père de la mariée) aborde les difficultés qu’affronte une famille de fonctionnaires à cause du mariage de l’une de ses filles. Les défis que relève Abdel-Hamid, employé du gouvernement, ressemblent beaucoup à ceux qu’a connus un autre personnage du même nom, dans le feuilleton à succès Fi Haga Ghalat (quelque chose ne va pas), produit en 1982 et écrit par le scénariste Abdel- Hay Adib. Arrivé à la retraite, comme par miracle, il n’arrive pas à joindre les deux bouts, mais préfère ne pas faire part de sa détresse à ses cinq enfants.

Dans les deux feuilletons, la classe moyenne est représentée par des fonctionnaires d’Etat qui tiennent à fournir une bonne éducation à leurs enfants, celle-ci étant gage d’ascension sociale. Ils habitent des vieux quartiers cairotes et tentent de résister aux pressions économiques à leur manière. Ils ont perdu de leur aura, contrairement à d’autres catégories moins cultivées, lesquelles se sont imprégnées des valeurs propres à l’économie du marché ; du coup, ils se sont mieux intégrés et ont vite gravi les échelons de l’échelle sociale. Les drames des années 1980 ont reflété surtout la colère de cette classe, abandonnée par l’Etat, au lendemain de la politique d’ouverture économique (infitah) sous Sadate, en 1970. Rien à voir avec son statut prestigieux à l’époque nassérienne. Cela étant, elle déclare l’infitah responsable de tous les maux qui sont advenus, de sa chute même et des principes ébranlés.

Immeubles-microcosmes

Le feuilleton Sabie Gar (jusqu’au septième voisin) expose, comme l’indique son titre, les histoires imbriquées des voisins d’un même immeuble. Celui-ci constitue un microcosme, avec des spécimens variés de la classe moyenne. La série n’est pas sans rappeler un autre feuilleton datant de 1984, à savoir Ahlan bil Sokkane (bienvenue les habitants), écrit par Fayçal Nada. Il y avait là aussi l’idée de l’immeuble-microcosme, regroupant fonctionnaires, jeunes étudiants, travailleurs dans les pays du Golfe, cadres professionnels et petits propriétaires.

La colère s’est emparée des membres de la famille Asfour effendi en découvrant la vie de leurs voisins : Khalil, le plombier, et Soussou Tarab, chanteuse de cabaret. Les comparaisons d’ordre social ne manquent pas, opposant les sorts du fonctionnaire, honnête et malchanceux d’une part, et son compagnon de route Santaoui bey, l’homme d’affaires parvenu et corrompu.

Une colère en 3 temps

La classe moyenne dans le collimateur
Sabie Gar (jusqu’au septième voisin).

La plupart des feuilletons tournés à ce sujet dans les années 1980 témoignaient d’une certaine colère quant au chaos social et aux chamboulements provoqués par l’ouverture économique de la décennie d’avant, poursuivie plus au moins sous Moubarak. Puis une fois cette colère exprimée, les oeuvres dramatiques ont essayé d’apaiser et de contenir les sentiments enragés, suivant les directives de l’époque.

Progressivement, on a eu tendance à rejeter la faute sur le peuple. Plus encore, on a rendu la classe moyenne responsable, en quelque sorte, des changements négatifs, soi-disant à cause de sa paresse, de sa corruption ou de son laisser-aller, l’accusant de trop miser sur l’aide de l’Etat, pariant sur le soutien perpétuel de celui-ci pour maintenir cette catégorie sociale. Par exemple, dans Fi Haga Ghalat (quelque chose ne va pas), Kamal, le fils, de retour des Etats-Unis, après y avoir obtenu son doctorat, rend ses frères et soeurs responsables de l’état de chômage dans lequel ils sont, car attendant les chances de travail fournies par le gouvernement. Son père, Abdel-Hamid, se bat pour sa part contre la rigidité de son collègue, très bureaucratique.

De même, dans Ahlan bil Sokkane, Asfour effendi paraît responsable des pressions exercées sur lui par son ancien ami Al-Santaoui. C’est lui qui s’est laissé faire ; semble-t-on dire dans le feuilleton, il aurait pu mieux résister aux vents de l’infitah. Les hauts responsables corrompus ne sont guère montrés du doigt et s’avèrent intacts et inébranlables. Seule est dénoncée la corruption des petits commis et fonctionnaires de l’Etat, le fruitier ou le boucher qui vendent leurs articles à des prix exagérés, etc.

Dans un troisième temps, on a rendu non seulement la classe moyenne responsable de la détérioration de son état, mais en plus, c’était à elle de s’en sortir et de trouver une solution. Plusieurs feuilletons proposent aux jeunes appartenant à cette catégorie sociale d’aller vivre et travailler dans le désert et de se diriger plutôt vers le secteur privé. Le scénariste Fayçal Nada a présenté ainsi toute une série télévisée sur la vie dans les nouvelles cités, loin de la capitale, à savoir Kessebna Al-Qadiya (on a gagné le procès, 1986). Et dans Aëlat Al-Ostaz Chalach (la famille de M. Chalach), en 1990, la solution aux problèmes de la famille était de s’installer dans le désert et de bonifier la terre, pour un nouveau début plus prometteur.

Cependant, ces derniers temps, ces messages et conseils adressés à la classe moyenne ont petit à petit disparu.On ne parle plus du rapport Etat-citoyen. Les accusations ne sont plus échangées de part et d’autre. Dans les feuilletons Sabie Gar et Aboul-Aroussa, on se contente de décrire la réalité en tant que telle et c’est au public de réagir, chacun selon ses idées et sa manière de voir. Dans une certaine mesure, Jusqu’au septième voisin a été un peu plus loin dans la représentation de cette réalité, se montrant plus audacieux quant au traitement des nouvelles valeurs sociales. Le Père de la mariée avait l’air plus conventionnel sur ce plan, mais a quand même fait allusion aux changements survenus, sans être trop direct.

L’amour et plein d’autres choses

Les relations entre les deux sexes constituent la pierre angulaire de plusieurs séries télévisées depuis les années 1980 et jusqu’à présent. On avait souvent affaire, dans les décennies 1980-90, à des jeunes qui cherchaient à se marier et n’arrivaient pas à se trouver un appartement ou à surmonter les écarts sociaux. Actuellement, les problèmes économiques continuent à se poser aux jeunes gens, avortant pas mal d’histoires d’amour. Le problème soulevé par le feuilleton Le Père de la mariée est donc presque inchangé depuis Quelque chose ne va pas. Toujours des problèmes d’ordre financier, donnant du fil à retordre aux familles de la classe moyenne, sauf que Le Père de la mariée fait quand même allusion à l’amour interdit entre une chrétienne et un musulman. Mais celui-ci se termine de la manière la plus conventionnelle, c’est-à-dire par le renoncement. Jusqu’au septième voisin touche un niveau de relations plus complexes.

C’est l’amour lui-même qui a l’air compliqué et non la simple condition économique. Tous les voisins ont plus au moins les moyens financiers, mais traversent une crise sentimentale. Certaines histoires résistent et tiennent, alors que d’autres s’évaporent. Héba se cherche, tout en étant en quête d’amour. Hala fait preuve d’audace et ne veut pas poursuivre sa relation rien que pour devenir mère, contrairement aux personnages plus traditionnels des feuilletons des années 1980. Les relations ont évolué et le feuilleton le décrit en profondeur, notamment avec les histoires équivoques entre May et son voisin ou son collègue de travail. De quoi avoir attiré les foudres des plus conservateurs.

A propos du voile

Le personnage de May a été le plus contesté de la série, contrairement à celui de sa soeur voilée Doaa qui fait preuve d’une grande rigidité religieuse, laquelle a été accueillie avec beaucoup d’affinité. Pas mal de personnages féminins du feuilleton portent le voile, ce qui est très représentatif de la société actuelle, au contraire des années 1980-1990. Durant ces années-là, les feuilletons n’évoquaient pas la religiosité de la classe moyenne, mais débattaient plutôt de la montée du terrorisme et du fanatisme religieux, comme dans Al- Aëla (la famille, 1994) du scénariste Wahid Hamed, ou dans Arabesques, écrit par Ossama Anouar Okacha et produit la même année.

Rares étaient également les personnages coptes et s’ils étaient présents à l’écran, ils n’avaient qu’une place marginale, en tant que minorité victime du terrorisme. Mais à partir de la deuxième moitié de la décennie 1990, on a commencé à inclure quelques personnages coptes, sans pour autant aborder le fanatisme religieux contre eux. Les années 2000 ont été, en revanche, marquées par beaucoup plus de profondeur en la matière. Jusqu’au septième voisin met en relief la sensibilité entre chrétiens et musulmans, à travers l’histoire du commerçant copte en djellaba blanche que tout le monde prenait pour un musulman et appelait même hadj Nasr. Certains voisins changeront d’attitude après avoir découvert sa vraie identité religieuse et iront même jusqu’à refuser le rapprochement entre leur fils et sa fille, bien qu’adolescents.

Scénaristes plus jeunes

Les crises et problèmes de la classe moyenne se perpétuent. La révolution du 25 janvier 2011 a été l’expression de sa colère cumulée que Moubarak a tenté de contenir au fil des ans, sans vraiment y réussir parce que la rage a fini par l’emporter. Les traits de cette tranche sociale ont changé. Malgré son érosion, elle s’est avérée de plus en plus ouverte sur le monde. Les oeuvres télévisées, au cours des deux dernières années, en ont fait état. Les nouveaux scénaristes avaient les outils pour le faire, sans tomber dans le panneau de vouloir donner des leçons. Ils ont montré l’image de familles égyptiennes de manière poignante et sincère. Du coup, ils ont réussi à décrocher les rires et les larmes du public. Celui-ci se sent directement concerné par les histoires que l’on raconte, ce sont ses propres histoires du quotidien, même si l’on est loin de condamner l’Etat. On ne lui adresse pas de critiques directes, et lui, il laisse cette classe tranquille sans la bombarder de messages ciblés.

Une version plus longue de l’article a été publiée par la revue La Démocratie, édition Al-Ahram.

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