Le coup d’envoi du festival théâtral 2B Continued (à suivre) a été donné au Caire le soir même où l’ancien chef d’état-major iranien Hassan Firouzabadi, actuellement conseiller militaire de l’ayatollah Ali Khamenei, venait de faire la déclaration suivante à Téhéran : « Des Occidentaux ont utilisé des lézards et des caméléons pouvant attirer des ondes atomiques, en vue d’espionner l’Iran et son programme nucléaire. (…) La peau de ces reptiles du désert permet de localiser les mines d’uranium ». Et ce, en réponse aux questions des médias locaux sur les arrestations d’écologistes dans son pays. Quel rapport entre la manifestation artistique égyptienne, aujourd’hui à sa septième édition (voir encadré), et ces propos politiques « conspirationnistes » ? Justement, c’est l’esprit paranoïaque, le côté Big Brother, cette crainte des démons anciens ou modernes, que l’on retrouve dans la réalité, comme sur les planches, à travers les quatre spectacles de 2B Continued.
Lune de miel.
(Photo : Bassam Al-Zoghby)
La première pièce présentée dans le cadre de ce festival, au théâtre Al-Falaki, du 13 au 15 février dernier, s’intitulait Lune de miel, d’après un texte du dramaturge Ali Salem. Un couple en lune de miel n’arrive pas à savourer ces moments heureux de sa vie. Le jeune mari, journaliste et écrivain, se sent tout le temps épié par des inconnus : le client de l’hôtel qui fait semblant de lire les journaux, le vendeur de patate douce grillée dont le four est muni de caméras, la mouche avec un micro autour de la patte … Tout semble dire qu’on est face à un paranoïaque qui voit des tromperies et des mensonges partout. Il détecte à priori la trace d’une mauvaise volonté derrière chaque événement. Cherche tout le temps « à qui profite le crime ». Et a l’impression d’être sous ultrasurveillance. Bienvenue dans le monde de Big Brother, anticipé par l’écrivain britannique George Orwell, dans son célèbre roman 1984 !
La mise en scène de Samar Galal laisse croire vraiment jusqu’au bout que le journaliste est une victime de la théorie du complot et qu’il est en proie à ses soupçons, allant jusqu’au délire. On plaint même la jeune mariée, qui finit par demander le divorce, en pliant bagage. Mais à la fin, on découvre que cette dernière est une agente des services de renseignement, chargée de le suivre au plus près, afin d’écrire un rapport précis sur ses actions et idées politiques.
L’absent.
(Photo : Bassam Al-Zoghby)
Le message est clair. On est tous poursuivis. Anxieux, sous l’oeil vigilant d’un Big Brother. On nous ment, on nous cache la vérité, de l’assassinat d’un tel au réchauffement climatique, en passant par les chiffres économiques. On devient paranoïaque. On ne croit plus à la version officielle des faits, d’où une certaine irrationalité et des dérèglements de la pensée. Ce que nous vivons paraît encore plus aberrant et plus cauchemardesque que tout ce que l’on peut imaginer.
Chacun de nous a un double numérique, une sorte d’avatar qui nous suit. L’évolution technologique, alliée à la tyrannie du soupçon, pèse sur nos libertés, mais on continue sans relâche, et l’on est pris dans le tourbillon des conflits internes. Ceux-ci nous rongent comme les protagonistes des deux spectacles suivants de 2B Continued : L’Absent et Utopie.
Il s’agit de spectacles de danse contemporaine, chorégraphiés respectivement par Ali Khamis et Nagham Salah, coachés par Laurence Rondoni. Dans les deux cas, les danseurs se livrent à des mouvements convulsifs, ils sont comme possédés par un ou plusieurs démons. Et répètent : « Laisse-moi tranquille. Sors de mon corps, de mon esprit, de ma tête ». On est devant des êtres qui cherchent la délivrance quel qu’en soit le prix. On assiste à leurs querelles internes, à leurs gestes et paroles complètement incohérents. Ils ont peur, sont brisés, anxieux, sous contrôle, obsédés. Ils battent leur tambour pour se libérer, poursuivent de leur sarcasme toutes les idées reçues. Ils ont du bruit dans la tête, même en plein silence.
Du chuchotement au bourdonnement
Utopie.
(Photo : Bassam Al-Zoghby)
Tantôt on a l’impression qu’on leur chuchote quelque chose à l’oreille, qu’ils se prêtent à des monologues internes, puis les voix montent et le chuchotement se transforme en un bourdonnement insupportable. On est poursuivi par ces voix. Mais aussi on ne cesse de les poursuivre. On s’en décharge par la danse. On s’agrippe à son histoire.
La dernière pièce de théâtre Pas moi, donnée dans le cadre du festival 2B Continued, met en scène un seul personnage, dénommé Bouche, faisant jaillir toutes sortes de questionnements, concernant notamment la condition féminine. Tout ce qui demeure est une bouche, celle d’une femme, qui se tient seule dans le noir. Cet organe de la parole se ressent dans l’urgence de dire, de poursuivre ses réflexions, mais n’arrive pas à le faire de manière compréhensible. Cette femme crie, par moments. Parle de bourdonnement. On ne voit que ses lèvres, explorant jusqu’à l’extrême réduction les possibilités de la forme théâtrale. Le metteur en scène, Moustapha Khalil, est resté fidèle à la forme voulue par Samuel Beckett, qui a écrit cette pièce au début des années 1970. On se concentre sur les rythmes des mots, les cris, l’essoufflement, la colère ou l’exténuation de cette femme, plongée dans le néant. On ne sait plus de quoi elle parle. C’est à nouveau le délire. Une autre forme de délire.
Les 4 spectacles de 2B Continued sont repris le 23 février, au palais de la culture à Louxor, à 18h. Et ce, après avoir été donnés au Caire du 13 au 15 février au théâtre Al-Falaki, et à Alexandrie les 19 et 20 février, au Centre culturel des Jésuites.
2B Continued a dix ans
Pas moi.
(Photo : Bassam Al-Zoghby)
Créé en 2008, 4 ans après la fondation de l’espace artistique
Studio Emadeddine par le metteur en scène Ahmad Al-Attar, le festival théâtral
2B Continued fait également office d’un laboratoire des arts de la scène et du spectacle. On cherche à y explorer des idées nouvelles, à soutenir de jeunes artistes, souvent à leur première expérience, et à leur fournir une aide professionnelle et financière.
Les jeunes créateurs sont alors coachés par des mentors : Ahmad Al-Attar dans le domaine du théâtre et de la mise en scène, Laurence Rondoni dans celui de la danse, et Hussein Baydoun pour la scénographie et l’art visuel. Aujourd’hui à sa septième édition, le festival a permis la production de quelque 22 spectacles et l’entraînement ou la formation de plus de 200 professionnels de la scène, metteurs en scène, chorégraphes, danseurs, scénographes, etc. Des efforts à poursuivre, en dépit des difficultés économiques, qui ont empêché sa tenue tous les ans comme initialement prévu.
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