Il fume une cigarette après l’autre, avec de grandes inhalations, toujours accompagné d’un petit café, se laissant pénétrer par son arôme. A quelques jours de l’exposition qui lui est réservée à l’Université américaine du Caire (AUC), Mounir Al-Chaarani relate son parcours de calligraphe et graphiste devant la caméra vidéo des organisateurs, dans son atelier au mont Moqqatam. Le film en question sera projeté en boucle à l’entrée du premier étage de la galerie Al-Sharjah, au nouveau campus de l’AUC, offrant un bel accueil aux visiteurs.
Arrêtez la tuerie en Syrie.
L’artiste reste parfaitement naturel, dénué de la moindre pose. Sa longue barbe blanche est envahie de fumée. Et derrière lui, l’une de ses calligraphies reprenant un vers du poète andalou du XIIe siècle Ibn Arabi : « La religion que je professe est celle de l’amour ».
Comme d’habitude, les poèmes, adages, proverbes, versets coraniques ou bibliques qu’il travaille répondent bien à ses propres convictions. Car Al-Chaarani est quelqu’un d’intègre avec soi-même ; il y a toujours un alignement entre ses conceptions profondes et sa manière d’agir, d’être, de créer. Ceci se fait automatiquement sentir en parcourant l’exposition.
La religion que je professe est celle de l’amour.
Nagla Samir, professeure de design graphique à l’AUC et commissaire de l’exposition, a tout de suite saisi ce côté sans complaisance chez l’artiste et a voulu le souligner à travers ses oeuvres, dès les années 1970 et jusqu’à présent. « J’ai été épatée comment il résume plein de changements en disant simplement une seule phrase : d’une personne attachée à la religion, j’ai adhéré au parti Baath, puis au mouvement communiste. Il faut suivre son évolution pour mieux comprendre comment il faut éviter l’immobilisme, les préjugés, les excès ou la convulsion », fait remarquer la curatrice, qui a préparé un livre sur l’artiste pour accompagner l’exposition et montrer les diverses phases de son travail. Un document et une exposition qui doivent d’abord servir de base aux étudiants de la section design et graphique de l’AUC, mais qui font partie de tout un projet lancé il y a trois ans par l’Université, afin d’archiver la mémoire graphique arabe. « S’introduire dans l’univers créatif d’Al-Chaarani, voir ses esquisses, ses logos, ses brouillons, les phases de son travail, les différentes solutions ou versions qu’il a dû exécuter avant d’arriver au résultat final d’un design, c’est une mine d’or pour les étudiants », ajoute-t-elle.
Damas, le miroir de mon âme.
Sur ce plan, on est bien servi. Car l’exposition nous fait voyager dans cet univers. Au rez-de-chaussée sont montrées quelques-unes de ses calligraphies récentes, comme « L’amour est ma religion et ma foi », ou encore « La religion que je professe est celle de l’amour » et « Vous êtes à l’image de vos actes et de ceux qui vous gouvernent ».
Ensuite, sur tout un mur est affiché le slogan qu’il a conçu au début des hostilités dans son pays natal : « Arrêtez la tuerie en Syrie ». Et, juste à côté, figurent d’autres oeuvres, réalisées entre 2015 et 2018, prônant la paix et la liberté en Syrie ou étalant sa pluralité confessionnelle et ethnique, ainsi que la série des « Non » (à la violence, au confessionnalisme, etc.) et des « Oui à la démocratie », à l’écriture coufique ou autres. Plus haut, sur le même mur, sont exposés des posters qu’il a signés antérieurement, comme pour introduire une autre partie moins connue de sa carrière, sauf pour les connaisseurs : Al-Chaarani, designer et faiseur de livres.
D’ailleurs, le premier étage est presque entièrement consacré à cet aspect, différent de l’oeuvre du calligraphe-plasticien qui s’est attelé à donner à la lettre arabe toute sa gloire et sa place dans le monde des arts plastiques. Et ce, en faisant évoluer les styles calligraphiques (comme le diwani, le sonboli, le coufique ou le maghrébi) et en adaptant des textes classiques dotés d’une vision universelle de l’humanité comme les poèmes d’Al-Motannabbi (915-965) ou l’épopée du héros sumérien Gilgamesh. Repris dans les années 2000, ceux-ci s’imprègnent d’une connotation contemporaine, mais reflètent aussi la rigueur de la composition chez Al-Chaarani.
Rencontre avec Emad Halim
Le logo d'une agence immobilière.
Une fois assis dans le petit salon du premier étage pour visionner le film tourné sur le calligraphe, on découvre au fur et à mesure l’histoire du militant de gauche, installé pendant plusieurs années dans le provisoire, poursuivi par les autorités syriennes pour avoir été membre du Parti communiste. En exil au Liban entre 1979 et 1982, il a vécu et travaillé avec un faux passeport sous le nom de Emad Halim.
Son projet de fin d’études aux beaux-arts de Damas, exposé par la galerie, laissait déjà prévoir le sort qui l’attendait. Car le jeune Al-Chaarani avait conçu, dans ce but, en 1977, toute une série de posters politiques à base de photos, intitulée : « Non à la répression et à l’autoritarisme militaire ». Ecraser la tête avec une chaussure, interdire la parole aux gens ... les allégories et les images se chevauchent dans ses posters pour décrire un état des lieux de tout temps rejeté par l’artiste.
Ensuite, on poursuit l’oeuvre d’Al-Chaarani, le fugitif au Liban, qui a réalisé plusieurs couvertures de livres et logos, notamment pour des entreprises, des revues ou des maisons d’édition, et des affiches pour la résistance palestinienne. Certains sont anonymes, alors que d’autres portent la signature de Emad Halim. Le graphiste s’avère toujours ponctuel, sobre et austère, aucunement loin du calligraphe, mettant en avant la rigueur de la composition.
Non à la violence, au terrorisme,à la destruction ...
Se déplaçant plus tard, tantôt avec un passeport algérien, tantôt avec un passeport yéménite, l’artiste a continué à faire des designs graphiques, en même temps que de la calligraphie. Vivant à Chypre et à Alger, avant d’atterrir au Caire vers le milieu des années 1980, puis de revenir définitivement à Damas en 2004, après une grâce présidentielle pour plusieurs membres de l’opposition, Al-Chaarani est toujours en interaction avec tout ce qui l’entoure. Son travail évoque constamment les conséquences de la vie politique sur le champ culturel et sur ses propres choix. Ses sketchs, designs ou exercices de style le montrent bien, esquissant des mots comme : le peuple, l’arabité, mémoire de la Palestine, l’économiste arabe ou l’oeil de Horus. Ces mots devaient normalement servir pour un logo d’entreprise, d’une revue, d’une clinique ophtalmologique, d’une agence immobilière ou autre. L’essentiel, c’est que rien ne s’oppose à ses principes et qu’il y ait toujours le même soin du détail. « Ces designs sont versatiles, à multi-usages et à multifonctions. On a vraiment tout ce qu’il faut », lance Nagla Samir qui n’a pas hésité à changer le titre de l’exposition, à la demande de l’artiste, peu de jours avant le vernissage. La raison ?
Non aux lignes rouges !
Projet de fin d'études, Contre la répression, 1977
Al-Chaarani a opté pour «
Red Dots, No Red Lines » (des points et non des lignes rouges) au lieu de «
Red Lines, Red Dots » (points et lignes rouges). Normal, lui qui aime s’affranchir des règles et des lignes rouges. «
Je me suis souvent opposé à la sacralisation. J’ai voulu de tout temps dire, par exemple, que la calligraphie arabe n’est pas en lien avec la religion. Elle a bel et bien existé avant l’islam et est le fruit d’une civilisation. Les Ottomans lui ont collé une connotation religieuse sacrée et ont freiné son essor, alors qu’elle avait évolué sous les Ommeyades et les Abbassides », précise Al-Chaarani.
Ainsi, ses oeuvres réalisées dans un style coufique constituent un seul bloc d’écriture, où seuls les points sont d’usage pour aérer légèrement les surfaces. Et lorsqu’il s’agit d’écriture diwani, plus cursive et plus fluide, le calligraphe prend ses aises, s’accordant une plus grande liberté. Les jeux de l’abstraction visuelle ne tarissent pas chez cet artiste, qui a pris ses premières leçons de calligraphie avec son maître Badawi Al-Dirani, à l’âge de 10 ans, et a entamé sa carrière à 15 ans. Son expérience et sa vaste culture lui permettent aujourd’hui de puiser dans le patrimoine, tout en innovant, sachant parfaitement où mettre les pieds. Il peut certes s’affranchir des lignes rouges, préférant les points de suspension qui nous font deviner plein de choses et qui sous-entendent une suite, une complicité ou une attente .
Du 18 février au 8 mars, à la galerie Al-Sharjah, nouveau campus de l’Université américaine à Tagammoe. Entrée par la porte 1. De 9h à 16h, sauf les vendredis et samedis. Vernissage à 17h.
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