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L’art des points de suspension

Dalia Chams, Lundi, 12 février 2018

Le calligraphe et graphiste syrien Mounir Al-Chaarani est à l’honneur à la galerie Al-Sharjah de l’Université américaine. L’exposition esquisse son parcours des années 1970 jusqu’à présent, faisant part de sa parfaite intégrité.

L’art des points de suspension

Il fume une cigarette après l’autre, avec de grandes inha­lations, toujours accompagné d’un petit café, se laissant pénétrer par son arôme. A quelques jours de l’exposition qui lui est réservée à l’Université américaine du Caire (AUC), Mounir Al-Chaarani relate son parcours de calligraphe et graphiste devant la caméra vidéo des organisateurs, dans son atelier au mont Moqqatam. Le film en ques­tion sera projeté en boucle à l’entrée du premier étage de la galerie Al-Sharjah, au nouveau campus de l’AUC, offrant un bel accueil aux visiteurs.

L’art des points de suspension
Arrêtez la tuerie en Syrie.

L’artiste reste parfaitement naturel, dénué de la moindre pose. Sa longue barbe blanche est envahie de fumée. Et derrière lui, l’une de ses calligra­phies reprenant un vers du poète andalou du XIIe siècle Ibn Arabi : « La religion que je professe est celle de l’amour ».

Comme d’habitude, les poèmes, adages, proverbes, versets cora­niques ou bibliques qu’il travaille répondent bien à ses propres convic­tions. Car Al-Chaarani est quelqu’un d’intègre avec soi-même ; il y a tou­jours un alignement entre ses conceptions profondes et sa manière d’agir, d’être, de créer. Ceci se fait automatiquement sentir en parcou­rant l’exposition.

L’art des points de suspension
La religion que je professe est celle de l’amour.

Nagla Samir, professeure de design graphique à l’AUC et commissaire de l’exposition, a tout de suite saisi ce côté sans complaisance chez l’artiste et a voulu le souligner à travers ses oeuvres, dès les années 1970 et jusqu’à présent. « J’ai été épatée comment il résume plein de changements en disant simplement une seule phrase : d’une personne attachée à la religion, j’ai adhéré au parti Baath, puis au mouvement communiste. Il faut suivre son évolution pour mieux comprendre comment il faut éviter l’immobilisme, les préjugés, les excès ou la convul­sion », fait remarquer la curatrice, qui a préparé un livre sur l’artiste pour accompagner l’exposition et montrer les diverses phases de son travail. Un document et une exposition qui doi­vent d’abord servir de base aux étu­diants de la section design et gra­phique de l’AUC, mais qui font partie de tout un projet lancé il y a trois ans par l’Université, afin d’archiver la mémoire graphique arabe. « S’introduire dans l’univers créatif d’Al-Chaarani, voir ses esquisses, ses logos, ses brouillons, les phases de son travail, les différentes solutions ou versions qu’il a dû exécuter avant d’arriver au résultat final d’un design, c’est une mine d’or pour les étu­diants », ajoute-t-elle.

L’art des points de suspension
Damas, le miroir de mon âme.

Sur ce plan, on est bien servi. Car l’exposition nous fait voyager dans cet univers. Au rez-de-chaussée sont montrées quelques-unes de ses calli­graphies récentes, comme « L’amour est ma religion et ma foi », ou encore « La religion que je professe est celle de l’amour » et « Vous êtes à l’image de vos actes et de ceux qui vous gou­vernent ».

Ensuite, sur tout un mur est affiché le slogan qu’il a conçu au début des hostilités dans son pays natal : « Arrêtez la tuerie en Syrie ». Et, juste à côté, figurent d’autres oeuvres, réalisées entre 2015 et 2018, prônant la paix et la liberté en Syrie ou éta­lant sa pluralité confessionnelle et ethnique, ainsi que la série des « Non » (à la violence, au confes­sionnalisme, etc.) et des « Oui à la démocratie », à l’écriture coufique ou autres. Plus haut, sur le même mur, sont exposés des posters qu’il a signés antérieurement, comme pour introduire une autre partie moins connue de sa carrière, sauf pour les connaisseurs : Al-Chaarani, designer et faiseur de livres.

D’ailleurs, le premier étage est presque entièrement consacré à cet aspect, différent de l’oeuvre du calli­graphe-plasticien qui s’est attelé à donner à la lettre arabe toute sa gloire et sa place dans le monde des arts plastiques. Et ce, en faisant évo­luer les styles calligraphiques (comme le diwani, le sonboli, le coufique ou le maghrébi) et en adap­tant des textes classiques dotés d’une vision universelle de l’humanité comme les poèmes d’Al-Motannab­bi (915-965) ou l’épopée du héros sumérien Gilgamesh. Repris dans les années 2000, ceux-ci s’imprègnent d’une connotation contemporaine, mais reflètent aussi la rigueur de la composition chez Al-Chaarani.

Rencontre avec Emad Halim

L’art des points de suspension
Le logo d'une agence immobilière.

Une fois assis dans le petit salon du premier étage pour visionner le film tourné sur le calligraphe, on découvre au fur et à mesure l’his­toire du militant de gauche, installé pendant plusieurs années dans le provisoire, poursuivi par les autori­tés syriennes pour avoir été membre du Parti communiste. En exil au Liban entre 1979 et 1982, il a vécu et travaillé avec un faux passeport sous le nom de Emad Halim.

Son projet de fin d’études aux beaux-arts de Damas, exposé par la galerie, laissait déjà prévoir le sort qui l’attendait. Car le jeune Al-Chaarani avait conçu, dans ce but, en 1977, toute une série de pos­ters politiques à base de photos, intitulée : « Non à la répression et à l’autoritarisme militaire ». Ecraser la tête avec une chaussure, interdire la parole aux gens ... les allégories et les images se chevauchent dans ses posters pour décrire un état des lieux de tout temps rejeté par l’ar­tiste.

Ensuite, on poursuit l’oeuvre d’Al-Chaarani, le fugitif au Liban, qui a réalisé plusieurs couvertures de livres et logos, notamment pour des entreprises, des revues ou des mai­sons d’édition, et des affiches pour la résistance palestinienne. Certains sont anonymes, alors que d’autres portent la signature de Emad Halim. Le graphiste s’avère toujours ponc­tuel, sobre et austère, aucunement loin du calligraphe, mettant en avant la rigueur de la composition.

L’art des points de suspension
Non à la violence, au terrorisme,à la destruction ...

Se déplaçant plus tard, tantôt avec un passeport algérien, tantôt avec un passeport yéménite, l’artiste a conti­nué à faire des designs graphiques, en même temps que de la calligra­phie. Vivant à Chypre et à Alger, avant d’atterrir au Caire vers le milieu des années 1980, puis de revenir définitivement à Damas en 2004, après une grâce présidentielle pour plusieurs membres de l’oppo­sition, Al-Chaarani est toujours en interaction avec tout ce qui l’en­toure. Son travail évoque constam­ment les conséquences de la vie politique sur le champ culturel et sur ses propres choix. Ses sketchs, designs ou exercices de style le montrent bien, esquissant des mots comme : le peuple, l’arabité, mémoire de la Palestine, l’écono­miste arabe ou l’oeil de Horus. Ces mots devaient normalement servir pour un logo d’entreprise, d’une revue, d’une clinique ophtalmolo­gique, d’une agence immobilière ou autre. L’essentiel, c’est que rien ne s’oppose à ses principes et qu’il y ait toujours le même soin du détail. « Ces designs sont versatiles, à mul­ti-usages et à multifonctions. On a vraiment tout ce qu’il faut », lance Nagla Samir qui n’a pas hésité à changer le titre de l’exposition, à la demande de l’artiste, peu de jours avant le vernissage. La raison ?

Non aux lignes rouges !

L’art des points de suspension
Projet de fin d'études, Contre la répression, 1977

Al-Chaarani a opté pour « Red Dots, No Red Lines » (des points et non des lignes rouges) au lieu de « Red Lines, Red Dots » (points et lignes rouges). Normal, lui qui aime s’affranchir des règles et des lignes rouges. « Je me suis souvent opposé à la sacralisation. J’ai voulu de tout temps dire, par exemple, que la cal­ligraphie arabe n’est pas en lien avec la religion. Elle a bel et bien existé avant l’islam et est le fruit d’une civilisation. Les Ottomans lui ont collé une connotation religieuse sacrée et ont freiné son essor, alors qu’elle avait évolué sous les Ommeyades et les Abbassides », pré­cise Al-Chaarani.

Ainsi, ses oeuvres réalisées dans un style coufique constituent un seul bloc d’écriture, où seuls les points sont d’usage pour aérer légèrement les surfaces. Et lorsqu’il s’agit d’écriture diwani, plus cursive et plus fluide, le calligraphe prend ses aises, s’accordant une plus grande liberté. Les jeux de l’abstraction visuelle ne tarissent pas chez cet artiste, qui a pris ses premières leçons de calligraphie avec son maître Badawi Al-Dirani, à l’âge de 10 ans, et a entamé sa carrière à 15 ans. Son expérience et sa vaste culture lui permettent aujourd’hui de puiser dans le patrimoine, tout en innovant, sachant parfaitement où mettre les pieds. Il peut certes s’af­franchir des lignes rouges, préférant les points de suspension qui nous font deviner plein de choses et qui sous-entendent une suite, une com­plicité ou une attente .

Du 18 février au 8 mars, à la galerie Al-Sharjah, nouveau campus de l’Université américaine à Tagammoe. Entrée par la porte 1. De 9h à 16h, sauf les vendredis et same­dis. Vernissage à 17h.

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