La galerie Safar Khan entame sa nouvelle saison avec une exposition d’oeuvres inédites de la collection privée de sa propriétaire, Chirouette Chafei. Une exposition qui rassemble dessins, gravures, peintures à l’eau, encre de chine, croquis, scénographies, datant des années 1950 et 1970, et appartenant à deux artistes vétérans, ayant profondément influencé le mouvement artistique en Egypte, à savoir Salah Abdel-Karim (1925-1988) et Kamal Khalifa (1926-1968). Deux artistes qui, usant de techniques, de styles et de thèmes différents, ont donné à leur art un cachet égyptien, à la fois vétuste et avant-gardiste qui n’a pas perdu son éclat, en dépit du temps. Et qui dit artiste « multidisciplinaire » dit Salah Abdel-Karim. C’est ainsi que le définit l’un des principaux artistes et critiques d’art égyptiens, Salah Bicar, dans le catalogue de l’exposition. Car, l’art à multiples facettes de Abdel-Karim se caractérise dans son ensemble par la merveilleuse fusion entre culture orientale et occidentale. Et ce, parce qu’Abdel-Karim, cet artiste qui peint son pays natal à sa manière, dans un esprit égyptien très nationaliste et affectueux, a également étudié à l’étranger, notamment en Italie, avant de s’installer en France.
Le 10e jour du Ramadan, de Salah Abdel-Karim.
A la galerie Safar Khan, une grande partie de l’exposition est consacrée à l’art de Abdel-Karim, surtout à ses dessins et ses gravures, accentuant une Egypte « glorieuse » et « victorieuse ». Ce qui est fortement clair dans les trois oeuvres phare de l’exposition : Le Haut-Barrage, Al-Missaq (la charte de 62) et Al-Acher min Ramadan (le 10e jour du Ramadan). Dans la gravure Le Haut-Barrage, peinte en 1964, Abdel-Karim a recours à des motifs égyptiens très significatifs. Voici une main qui surgit de quelque part dans l’oeuvre pour serrer d’autres motifs très représentatifs: tiges de blé, huppes, écus, le Nil, etc. Autant de symboles d’une Egypte progressiste. Une manière de donner au récepteur un sentiment d’étreinte nostalgique, à la fois intime et chaleureux.
Autre gravure exposée : Al-Acher min Ramadan. Elle date de 1979, six ans après la libération du Sinaï. Cette fois-ci, c’est une Egypte ornementée, incarnée par une paysanne qui avance, entourée du Nil. Une Egypte qui, témoin de l’Histoire, porte le flambeau de la victoire et serre ses soldats. « Le Nil, motif répétitif dans l’art de Abdel-Karim, prend le plus souvent une forme purement pharaonique avec la lettre N, équivalent en langue hiéroglyphique de l’ondulation de l’eau. L’art de Abdel-Karim, riche en détails, est témoin d’une Egypte non seulement politique et militaire, mais aussi familiale et joyeuse, comme dans l’oeuvre Al-Missaq. Voici un ouvrier peint à côté d’un soldat, d’un universitaire et encore d’un médecin. Ce sont « les fils de l’Egypte, selon la vision de Abdel-Karim, unis par la paix », explique Chirouette Chafei, propriétaire de Safar Khan. Cette dernière n’omet pas d’exposer, aux amateurs de l’art de Abdel-Karim, son fabuleux dessin, crayon sur papier, qui peint le Mouled (fête populaire célébrant un saint). Le Mouled chez Abdel-Karim, cet artiste avant-gardiste, est une forme cubiste, regroupant des éléments et des composants populaires assez représentatifs. Voici une scène joyeuse qui lie intimement, sur une ligne droite — côté technique et esthétique—, un aragoz (guignol) à Sandouq Al-Dounia (le monde dans une boîte), à un percussionniste, à un acrobate de cirque ... C’est la vie telle que la conçoit Abdel-Karim. Peut-être le rire chez lui est-il plus dans son Mouled un catalyseur de colère et de satire politique que de joie !
Scénographie théâtrale
Le Sultan, de Salah Abdel-Karim.
Doctorat en scénographie théâtrale d’Italie et de France, Abdel-Karim s’inspire dans ses oeuvres non seulement de l’art cubiste, mais aussi de l’abstraction et du symbolisme. C’est en 1958 que Abdel-Karim retourne en Egypte, pour investir la plus grande partie de son temps dans la scénographie théâtrale et sa nouvelle technologie étudiée à l’étranger. Un art auquel la galerie Safar Khan consacre une grande partie de l’exposition. Les nombreux dessins et croquis à la gouache, aux détails créatifs et chaleureux, témoignent de l’époque où Abdel-Karim travaillait au Théâtre national, avec de nombreux metteurs en scène égyptiens pionniers, tels Kamal Yassin, Nabil Al-Alfi et Saad Ardach. Voici un large éventail de dessins détaillés pour décor théâtral, exposés à Safar Khan, et qui datent le plus souvent de 1968, à savoir Knock, Death of a Salesman, Macbeth, Le Sultan, Oreste, Pylade, etc.
Kamal Khalifa et sa protagoniste Aïcha
Aïcha, de Kamal Khalifa.
Voyager à travers des sujets et des formes. C’est ce qui préoccupe la galerie Safar Khan qui ressuscite également l’art éminent du vétéran Kamal Khalifa. Un avant-gardiste témoin de l’histoire de son pays natal, l’Egypte. « L’art de Khalifa devrait être chéri, jamais oublié », lance Chafei. Juste face à l’entrée de la galerie Safar Khan est exposée une série de peintures (gouaches et aquarelles) de Kamal Khalifa mettant en relief son protagoniste Aïcha, le personnage principal dans toutes ses peintures. Aïcha, qui était souvent la fidèle servante de la campagne égyptienne, est différemment peinte dans une certaine abstraction qui se caractérise par la multiplicité des formes et des expressions. « Influencé par l’expressionnisme abstrait et la peinture émancipée des modèles européens dans les années 1940 à New York, l’art de Khalifa ne perd pas du tout son âme puisée dans la personnalité égyptienne, avec grande émotion », affirme Chafei. Intensification de l’expression personnelle, charge émotionnelle, interaction spontanée entre l’artiste, son matériau et la surface plane de son support, le tout est lié dans un esprit qui s’apparente étroitement à l’existentialisme. L’art de Khalifa façonne un dynamisme dans la matière. Il mêle, dans une grande expressivité contrastée, des couleurs chaudes et d’autres froides, la gaieté et la tristesse. « C’est la vie de Aïcha telle que la conçoit Kamal Khalifa. Un art qui s’intéresse aux petites gens des champs », déclare Chafei. Les couleurs de Khalifa, le plus souvent rouge sang ou noir, imbibées de beige ou d’ocre, donnant cette sensation d’une fuite d’eau, ne sont qu’une vision « dépressive » du monde qui entoure son protagoniste Aïcha.
La nudité contre tabous, chez Khalifa.
La galerie expose également de Khalifa une vingtaine de ses esquisses en crayons de couleur et fusains, datant de 1950 et de 1960. Ces esquisses, situées dans le paysage culturel de l’avant-garde européenne, abordent dans leur ensemble le thème de la nudité, peinte avec grande audace par Khalifa. « Chez Khalifa, la nudité à la ligne simple et fluide est symbole de la libération de l’esprit, contre les interdits et les tabous. Aux enjeux politiques contemporains, tous les protagonistes nus de Khalifa sont des symboles de la personnalité égyptienne qui réclament, dans une rébellion douce et avec grande fierté, l’identité, les droits et l’égalité sociale », conclut Chafei.
Jusqu’au 3 février, de 10h à 21h (sauf le dimanche). 6, rue Brésil, Zamalek.
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