Difficile d’évoquer Chadia sansrecourir au « je » subjectif. Car,pour la plupart des Egyptiens,cette chanteuse d’exceptionqui a marqué le siècle dernier transcendepresque la totalité des expériences qu’ils ontvécues. Elle fait voir comment l’individuel etle collectif, le subjectif et l’objectif se tissentdans la même étoffe et peuvent être incarnéspar une voix de légende.
Du coup, sur les réseaux sociaux, le publicse consolait de la mort de son idole, parlantplutôt d’un départ que d’une disparitionou d’une mort subite. Car celle-ci étaitattendue, depuis un mois environ, suite à unaccident vasculaire cérébral entraîné par uncaillot au cerveau qui l’a placée aux soinsintensifs ces derniers temps. Par ailleurs,le départ suggère un retour possible, uneabsence qui ne sera jamais totale. Chacunraconte son histoire personnelle avec elle,pour ressasser le passé ou se libérer de sonemprise. L’écrivain Ahmad Al-Khamissiavoue, par exemple, avoir été jaloux descomédiens qui ont fait duo avec elle àl’écran, notamment Kamal Al-Chennawi etSalah Zoulfoqqar. Un ingénieur de gauchese rappelle qu’à chaque fois qu’il entendaitsa chanson Ghab Al-Qamar Ya Ibn Ami (lalune a disparu, mon cousin), il retrouvait legoût de la pâte croustillante de la konafamélangée au beurre et au sucre, qu’ilmangeait au coin de sa rue, accompagnéde sa mère. La vendeuse mettait toujourscette chanson qu’elle adorait et qui estrestée gravée dans sa mémoire d’enfant,puis d’adulte. Un autre, plus jeune, décritles diverses facettes de ce bout de femme,devenue un mythe, soulignant qu’il y a aumoins trois Chadias : l’adolescente enjouéequi a fait ses débuts au cinéma vers 1947, lajeune star douce comme le miel qui semaitla gaieté là où elle passait et la femmemûre. « C’est la Chadia numéro 2 que jepréfère », écrit-il sur Facebook, omettantpeut-être inconsciemment le visage de lastar qui s’est retirée en 1984 et qui s’estvoilée depuis, préférant mener une vietranquille loin des projecteurs, se livrantaux oeuvres de bienfaisance, notamment auprofit des orphelins.
Salade mixte
En fait, sa voix est la ligne directrice quinous aide à reconstituer les faits de notrehistoire contemporaine ; sa vie et son parcours(112 films, 10 séries radiophoniques et unepièce de théâtre) ressemblent pour beaucoupaux mutations du pays et en font état.Issue de la classe moyenne égyptienne, ellereprésente le rôle sociétal que celle-ci a tenu,pendant longtemps, et qui est actuellementen voie de disparition. Née le 8 février 1934ou 1931 (selon des sources différentes), dansune famille d’origine turque, surtout du côtéde sa mère, elle a donc incarné l’Egypteglamour, plurielle et cosmopolite d’antan.D’ailleurs, son sobriquet n’est que Fattouch,du nom de cette salade fraîche au pain frit, àla syro-libanaise. Une salade verte, mixte, oùse mélangent les saveurs méditerranéennes.Son vrai nom étant Fatma Ahmad KamalChaker, ses proches ont continué à l’appelerFattouch, alors que son prénom de vedette :Chadia, continuait à défrayer la chronique.Ses parents accompagnaient l’adolescentequ’elle fut d’un studio à l’autre depuis sonpremier grand rôle devant le chanteurcompositeurMohamad Fawzi dans lefilm Al-Aql fi Agaza (le cerveau en congé,1947) de Helmi Rafla. D’ailleurs, c’estFawzi qui a tracé les lignes d’octave de savoix, lui précisant quoi chanter. Une voixqui allait de la tristesse extrême à la plusextrême tendresse ou gaieté, et qui a fait unerévolution dans le jeu dramatique.A travers ses films, on peut facilementsuivre l’évolution de la femme égyptienne,mais aussi celle de tout le pays. Il y avait duprogrès dans l’air jusqu’aux années 1970.
Chadia passa du rôle de la jeune fille quidanse et chante avec légèreté dans des filmsà succès, comme Qatr Al-Nada (goutte derosée), Lissanak Hossanak (il faut tournerla langue sept fois avant de parler), Al-SittatMayéarafouch Yékdébou (les femmes nesavent pas mentir), à la femme émancipéedans les années 1960. Aux côtés de son mariet l’amour de sa vie, Salah Zoulfoqqar, elletourna des comédies sociales dont, entreautres, Mérati Moudir Am (ma femme estdirecteur général, 1966), Karamet Zawgati(la dignité de ma femme, 1967) et AfritMérati (le fantôme de mon épouse, 1968). Etce, sans oublier des drames adaptés d’aprèsdes romans de Naguib Mahdouz, comme LeVoleur et les Chiens (1962) et Le Passage desMiracles (1963).
Puis à l’époque, deux événementssont intervenus, mélangeant à nouveaul’individuel et le collectif. Chadia a fait unefausse couche et a perdu l’espoir de devenirmère, elle qui adulait les enfants et voulaiten avoir une douzaine à l’âge de 50 ans. Enmême temps, la défaite de 1967 ne pouvait lalaisser indifférente. La chanteuse a dû briserson silence pour traduire la détresse de toutle pays, doublée par son échec personnel.Elle tourna en 1969 Miramar, selon l’oeuvrecritique de Mahfouz, dont les personnagesréunis dans une même pension au bord de lamer, à Alexandrie, vivent chacun à sa manièreles transformations de la Révolution de 1952.La même année, elle a présenté égalementUne Certaine Peur, d’après le romanéponyme de Sarwat Abaza qui a déclenchéune tempête avec la censure. Car celle-ci ajugé le film comme étant assez allégorique,faisant allusion à l’ère des Officiers libres,à travers l’histoire d’amour entre Fouada etAtriss, l’homme fort du village et chef degangs tyrannique. Mais c’est Nasser qui adonné feu vert à sa projection, après l’avoirvisionné dans une séance en privé, disant :« Si l’on ressemble à ses gangsters quemontre le film, on mérite d’être brûlés vifs ».
Les remous de la révolte
Les dialogues écrits dans le dialectal de laHaute-Egypte par le poète Abdel-RahmaneAl-Abnoudi, mis en musique par BalighHamdi, en ont fait une oeuvre hautementsymbolique, une sorte d’épopée musicalecontre la tyrannie et l’autoritarisme detoutes époques. Chadia a concrétisé auxyeux de plusieurs l’image de Fouada quia tenu tête au tyran, lequel avait fermé lesvannes de l’écluse et assoiffé les terresdes paysans. En ouvrant la porte à flots del’écluse, Chadia, avec sa voix améthysteet son regard défiant, a enchaîné lestriomphes. Quelque 25 ans après son retraitde la vie artistique, elle devient l’un dessymboles de la révolution de janvier 2011.Elle était dessinée sur les murs du centrevillecairote par les artistes de graffitis avecl’inscription : « C’est moi qui ai ouvertl’écluse », mais aussi sa chanson datant del’année 1970 Ya Habibti Ya Masr (l’Egyptemon amour) fut la rengaine de la révolution,reprise en choeur à la place Tahrir, faisantpleurer ceux qui se souviennent et ceux quivenaient de la redécouvrir.
En masse, les gens qui ont déjà respectéle choix qu’elle a fait de se voiler, commeplein d’autres Egyptiennes à partir desannées 1980, influencées par les idées deprédicateurs célèbres comme le cheikhChaarawi, ont invoqué la voix de leur idolequi les a toujours bercés. Consciencieuse etrigoureuse jusqu’au bout des angles, elle aété à la hauteur de leurs attentes. Et ils ontété vivement touchés par sa sincérité, sonexigence de perfection, son intégrité, cecurieux mélange d’assurance et de doute.
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