Al-ahram hebdo : Vous avez commencé une carrière de journaliste à Jeune Afrique dans les années 1970. Comment ce métier a-t-il enrichi votre vision de cinéaste ?
Férid Boughedir : En fait, cela m’a permis de devenir critique de cinéma bien avant d’être réalisateur. Mon père était le doyen des journalistes tunisiens et écrivait des nouvelles, mon grand-père était libraire dans les souks de Zitouna. Durant mon adolescence, je fréquentais les clubs de cinéma en Tunisie dans les années 1960. Les débats sur les projections m’ont appris que les films ne sont pas un simple passe-temps. J’ai ensuite commencé à écrire des critiques et des analyses de films pour le magazine Jeune Afrique tout en découvrant les Journées cinématographiques de Carthage. J’ai vécu à Paris entre 1972 et 1976 pour préparer mon doctorat après avoir étudié l’histoire du cinéma et de la presse. De retour en Tunisie, j’ai enseigné à l’Institut des sciences de l’information et de la communication. En fait, je suis à la fois réalisateur et critique. Dans le cadre de mon travail à Jeune Afrique, je suivais et analysais les grands films internationaux, ce que je continue à faire d’ailleurs. Mais un cinéaste doit avoir un sens autre que celui du critique et de l’analyste, c’est pourquoi quand je fais mon travail de réalisateur, j’essaye d’oublier le critique que je suis et de retrouver la fraîcheur de l’enfance et des premières impressions. Je me souviens qu'une fois, Moufida Tlatli, monteuse de Halfaouine, l’enfant des terrasses, m’a dit : « Vous êtes un des cinéastes les plus exigeants, lors du montage vous vous métamorphosez en critique ».
— Vos longs métrages se sont tellement raréfiés après Un été à La Goulette que vous avez réalisé en 1996 …
— Oui, en effet, vingt ans séparent Un été à La Goulette et Zizou, primé au Festival du film du Caire en 2016. C’est peut-être parce que j’étais occupé par la construction d’une infrastructure pour le cinéma tunisien et africain à travers le projet de « financement du cinéma africain ». N’oublions pas que ma thèse de doctorat portait sur les méthodes d’autofinancement du cinéma africain … J’ai été également occupé par mes activités de critique et de professeur au sein de plusieurs associations de cinéma. J’ai aussi été directeur du Festival de Carthage à plusieurs reprises, et finalement, j’ai contribué à la création du Centre national du cinéma après la révolution.
— Comment expliquez-vous le boom de la production cinématographique tunisienne après la révolution ?
— Les cinéastes de ma génération devaient partir étudier à l’étranger, alors qu’aujourd’hui, environ 300 professionnels du cinéma sont formés chaque année en Tunisie. Ajoutons à cela les caméras numériques qui ont beaucoup facilité les choses.
— La liberté retrouvée dans ce pays n’y est-elle pas pour quelque chose ?
— La liberté ne suffit pas à expliquer le phénomène. Parce que contrairement à la télévision, le cinéma n’était pas sujet à une censure aussi stricte au temps du président Ben Ali. Comme nos films étaient surtout attaqués par les islamistes, celui-ci a adopté le principe selon lequel l’ennemi de mon ennemi est mon ami. Il se peut aussi que les nombreux prix internationaux raflés par Halfaouine, l’enfant des terrasse ont en quelque sorte fourni une protection au cinéma tunisien face à la censure. De manière générale, ce qui distingue le cinéma tunisien c’est son traitement courageux et sa quête d’un langage cinématographique moderne. Bien entendu, il y a des expérimentations qui réussissent et d’autres pas. — Certains Tunisiens vous accusent de viser en premier lieu le public européen en mettant l’accent sur l’insolite et le folklorique …
— Je ne le pense pas. J’essaye de faire en sorte que mes films soient accessibles au grand public, malgré une certaine profondeur psychologique ou sociologique. Je pense même que mes films ont rencontré dix fois plus de succès en Tunisie qu’en Europe. Le cinéma a le pouvoir d’atteindre la renommée mondiale tout en demeurant local.
— Le Festival international du cinéma d’Alexandrie a décidé de vous rendre hommage. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
— C’est avec une grande joie que je le reçois. Cela signifie surtout la fin du malentendu qui a longtemps existé entre moi et le cinéma égyptien. Après la défaite de 1967 et tout au long des années 1970, le cinéma commercial égyptien était critiqué dans nos clubs de cinéma. Ce fut ma position durant toute ma jeunesse. Le malentendu était né du fait que certains ont omis le qualificatif « commercial » et considéré que j’étais contre le cinéma égyptien tout court. On était allé jusqu’à me surnommer « l’ennemi du cinéma égyptien », alors que j’appréciais beaucoup de films égyptiens de l’époque comme Bab Al-Hadid, Al-Azima, entre autres. Cet hommage du Festival d’Alexandrie consacre donc le « retour du fils prodigue » au bercail du premier cinéma arabe. Je dédie cet hommage à tous mes collègues tunisiens qui représentent chacun une école à part entière.
— Qui sont vos cinéastes et comédiens égyptiens préférés ?
— Parmi les réalisateurs, je cite Chadi Abdel-Salam, Youssef Chahine, Tewfiq Saleh, Magdi Mohamad Ali … Parmi les comédiens, j’aime beaucoup Yousra et Hend Sabri, et j’avais beaucoup d’admiration pour Ahmad Zaki et Mahmoud Abdel-Aziz .
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