« le rire est le propre de l’homme », disait Aristote. Rien de mieux que cette formule pour qualifier le rôle primordial du rire et de l’humour dans la culture arabe. Cette année la semaine arabe à Paris avait pour thème « Rire à l’heure arabe ».
Ici, le Printemps arabe passe par l’humour. Impossible en effet d’en faire abstraction : entre pancartes aux slogans moqueurs brandis lors des manifestations, caricatures et satires politiques, le rire est mis en avant. Et face aux déceptions qui ont suivi les révolutions, l’humour devient plus virulent. Place donc au sarcasme le plus acerbe. N’en déplaise aux gouvernements, le rire devient aujourd’hui un instrument de contestation et de résistance.
A l’entrée de l’Ecole Normale Supérieure (ENS) où se déroule la semaine arabe, les dessins de Willis From Tunis donnent le ton. Célèbre caricature tunisienne, Willis From Tunis est un chat, né le jour du dernier discours de Ben Ali, le 13 janvier 2011.
Son auteur, Nadia Khiari, caricaturiste et artiste, affiche un humour grinçant. Dans sa ligne de mire : le pouvoir tunisien et les extrémistes religieux. Nadia Khiari s’attaque aux tabous sans compromis. Ses dessins, publiés sur Facebook quotidiennement, sont devenus une sorte de chronique d’humour noir de l’actualité tunisienne. Plus qu’un simple engagement politique, ces dessins sont une arme de protestation.
Bassem Youssef, sarcasmes et vérités
Mais en termes de satire politique, il n’y a plus fort que Bassem Youssef, la star venue parler de sa conception du sarcasme et de la révolution égyptienne. Cet ex-cardiologue égyptien, devenu humoriste, anime à la télévision une émission de satire politique, Al-Bernameg, qui attire chaque vendredi 30 millions de téléspectateurs.
Bassem Youssef figure désormais parmi les 100 personnes les plus influentes dans le monde selon le Time Magazine. Et à juger par l’afflux du public à sa conférence à Paris, sa popularité n’est plus à prouver.
Sa conférence à peine commencée, l’humoriste lance déjà des remarques hilarantes avec le plus grand naturel. En quelques instants, son audience est conquise et sous le charme. A la fois drôle et posé, il explique l’origine du mot sarcasme.
« Sarkasmos en grec veut dire peler la chair ». C’est donc ce que font les satiristes : ils grattent et épluchent pour arriver à la vérité.
Mais attention, ajoute-t-il, le sarcasme n’engendre pas nécessairement le rire. Parfois, au lieu du rire, c’est un sentiment de tristesse, un pincement au coeur qui envahit le spectateur en regardant Al-Bernameg.
« Le but du sarcasme n’est pas de provoquer le rire à tout prix, sinon ça serait éloigner les gens de la réalité en les anesthésiant ». Pour Bassem Youssef, plus le régime est oppressif, plus le sarcasme est puissant.
« Un régime oppressif est habitué à une obéissance aveugle. L’humour le met dans une situation de déséquilibre, car il n’arrive pas à le dompter ».
Guignol ? Un rôle noble
Ses détracteurs l’accusent de n’être qu’un simple aragoz : un guignol, un clown. « Cette appellation me fait honneur », lance Bassem Youssef. Car à l’époque ottomane, on faisait parler les marionnettes, appelées karokoz, dans les rues pour dénoncer le pouvoir. « Ces marionnettes se battaient contre l’autorité par le biais de l’humour », renchérit-il.
Aujourd’hui, les aragozs continuent à jouer « un rôle noble », celui de tourner en dérision toute autorité oppressive qui fait peur au peuple. « Et dès lors que ce leader ou l’autorité devient drôle, il cesse d’effrayer », poursuit le présentateur.
« Un régime oppressif est habitué à une obéissance aveugle. L’humour le met dans une situation de déséquilibre, car il n’arrive pas à le dompter ».
Et c’est précisément ce que redoute toute autorité et « surtout les hommes qui prétendent représenter la religion, alors qu’ils n’ont rien à voir avec cette dernière ». Quand ils sont exposés et tournés en dérision, ils perdent leur crédibilité. Ils cherchent donc à tout prix « à réprimer l’imagination et la créativité car cette dernière mènerait à des questions auxquelles ils ne sauraient répondre, car ils n’ont que des réponses formatées ».
L’humour devient alors une menace, un danger. Il est donc puni. Bassem Youssef explique que ses détracteurs ne trouvent rien d’autre à dire que d’accuser les gens comme lui du pire : d’infidélité et de blasphème. Mais il continue à crier haut et fort à qui veut entendre qu’il est un musulman pratiquant qui cherche tout simplement à se réapproprier sa religion que les extrémistes tentent d’usurper.
Mais en vain. Bassem Youssef doit payer les frais de ses blagues : les poursuites judiciaires, avec toutes sortes d’accusations, se multiplient à son encontre. Ironiquement, elles l’ont rendu encore plus populaire.
Malgré tout, il reste confiant : « L’homme de la rue n’est plus dupe ». Les gens qui prétendent représenter l’islam et qu’ils critiquent dans son programme ont perdu « cette aura de sainteté religieuse artificielle. Ils sont devenus critiquables et c’est déjà ça de gagné ». Mais à quel prix ? Les menaces de mort à son encontre se multiplient.
A-t-il peur ? Sa réponse est sans équivoque : « Si je choisis de me taire aujourd’hui, demain je n’aurai plus ce choix, je serai forcé de me taire ».
Le rire, catalyseur de colère
Quelle grande erreur que de réprimer le rire, s’insurge Manal Omar, autre invitée égyptienne de la semaine arabe et docteur en psychologie. Selon elle, écouter une blague ou regarder un programme satirique peut absorber la colère des gens, sans qu’ils soient poussés à exprimer cette colère par un autre moyen. Les autorités devraient comprendre que l’humour et les satiristes politiques leur rendent finalement service, ajoute-t-elle.
« Mais rien n’y fait. Ils n’arrivent pas à distinguer entre une blague, une critique et une insulte. Ils ont un véritable problème de compréhension », confirme-t-elle.
Pour comprendre le rire, Omar parle de l’humour en tant que mécanisme de « déplacement ». Lorsque quelqu’un est humilié, il déplace sa colère contre quelqu’un de plus faible que lui. « Un mécanisme immature et négatif », explique-t-elle. Le sarcasme en revanche est « un mécanisme positif et mature car la colèrve n’est pas déplacée vers les plus faibles mais vers les plus forts », contre le pouvoir par exemple.
Avoir un sens de l’humour et être capable de sarcasme c’est un véritable don. La psychologue explique que, selon les études sur la satire, les personnes dotées de plus de sens d’humour sont celles qui ont un développement cognitif élevé et ont par conséquent une capacité à mieux analyser les événements qui les entourent, plus de compétences sociales et une plus grande sensibilité vis-à-vis d’autrui.
Quant à ceux qui sont capables de rire, ils sont ceux qui ont une capacité élevée à anticiper les événements, un jugement moral supérieur et une plus grande capacité à aimer. Voilà donc de quoi flatter les satiristes, les caricaturistes mais aussi les peuples qui gardent leur sens de l’humour dans les périodes les plus dures.
Les peuples arabes continueront de rire, et l’humour continuera de déranger à cause de son pouvoir et de sa force. Car c’est simple, les choses dites avec humour passent mieux que les autres. Et dans les situations les plus difficiles, le rire devient une échappatoire pour fuir les réalités parfois bien trop dures à supporter, et dans ce cas, il vaut mieux en rire qu’en pleurer.
L’humour pour un rapprochement
Quand l'Ecole Normale Supérieure (l’ENS) invite le monde arabe au coeur de Paris, c’est aussi pour faire découvrir une culture riche, diversifiée et souvent mal comprise en Occident. Rien de mieux que l’humour pour un rapprochement entre les différentes cultures. Parmi les films projetés lors de cette semaine, Le Cochon de Gaza, un film du réalisateur Sylvain Estibal, et La Vierge, les coptes et moi de Namir Abdel-Messeeh. Le Cochon de Gaza raconte l’histoire de Jafaar, pêcheur gazaoui qui retrouve dans ses filets un cochon tombé d’un cargo et tente d’utiliser cet animal impur pour tenter d’améliorer sa misérable existence. Des scènes burlesques avec un humour mordant même dans les moments les plus tragiques. C’est le cas également du film de Namir Abdel-Messeeh. Filmé en tant que documentaire, c’est une sorte d’autofiction sur le réalisateur qui quitte Le Caire et retourne à son village natal pour essayer d’organiser une reconstitution filmée de l’apparition de la Vierge. Deux oeuvres hilarantes qui mêlent l’humour noir à l’autodérision. Une véritable bouffée d’air.
Autres divertissements proposés par « la semaine arabe » : une initiation à la culture arabe par une série d’ateliers allant de la danse orientale, la cuisine arabe à la chorale et la calligraphie. Ce dernier atelier, notamment, est animé par le fameux poète et calligraphe iraqien Abdul Ghani Alani. Honneur également à la musique avec un concert d’oud par Wassim Ismail. Un dépaysement total pour le public français, une nostalgie assurée pour le public arabe devant les reprises de Sayed Darwich et de Fayrouz. Et pour finir, une soirée électro-chaabi animée par le DJ 7a7a, histoire de se mettre à la mode cairote.
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