C’est plutôt une exposition nocturne. Car il y est question de La Lumière des formes, comme l’indique simplement son titre. La lumière se dessine, se sculpte avec les néons ou autres. Elle est partout. Elle évoque souvent l’ombre. D’ailleurs, ce sont les contrastes ombre-lumière qui attirent notre attention sur les petits détails. Le commissaire de l’exposition, Mohamad Aboul-Naga, a essayé de reconfigurer l’espace avec la lumière. Et le Palais des arts, dans l’enceinte de l’Opéra du Caire, à quelques pas du Musée d’art moderne, se prête bien à ce jeu de labyrinthe. On suit les étincelles qui nous emmènent dans un couloir assez étroit, ensuite on monte les escaliers, puis on atteint une sorte de balcon ou de parvis qui offre une vue sur tout le reste, et l’on continue ainsi d’une salle à l’autre, d’un corridor à l’autre, où seules les oeuvres illuminées nous guident.

Le pharaon illuminé par Ahmad Abdel-Kérim. (Photo : Bassam Al-Zoghby)
Installations, performances, art conceptuel, sculptures, la plupart des artistes ont créé leurs oeuvres in situ. A la veille du vernissage, ils étaient tels des magiciens qui travaillaient ensemble pour se délivrer des sortilèges de la lumière. « On est bien en accord avec l’ambiance du Ramadan, avec les ruelles éclairées par des rubans décoratifs et des guirlandes lumineuses, avec les petits bateaux sur le Nil, aux couleurs extravagantes. La ville est tout en lumière. Et nous avons voulu repenser ses effets visuels, tout en restant connecté à notre héritage culturel et en rappelant les lumières tamisées qui nous manquent, celles des bougies et des anciennes lanternes du Ramadan, avec lesquelles les enfants jouaient dans les rues, en chantant », souligne l’artiste Mohamad Aboul-Naga.
L’installation de ce dernier nous accueille à l’entrée. Pour le vernissage, Nora Amin, écrivain et femme de théâtre, a présenté une performance, mettant l’oeuvre en exergue. Aboul-Naga montre, dans son installation, un corps déchiqueté, épuisé par les défaites consécutives, mais il a quand même gardé sa « lumière intérieure » tout intacte. Malgré les guerres, en Syrie, au Yémen, malgré tant de violence un peu partout, il garde son optimisme. Les longues nattes qui en dérivent sont confectionnées à partir de tissus que l’artiste a collectés de plusieurs pays. La détresse de l’homme est universelle, sa lutte pour s’en sortir aussi. Nora Amin a dansé au milieu de ces nattes, avec son voile et son corps enrobé de lumières. Elle a incarné, par ses gestes et son regard, la sortie des ténèbres. « Dans l’obscurité, on dirait de la lumière pure qui dansait dans le vide. Elle avait l’air d’avaler la lumière, tellement convaincue, elle-même, de l’importance de charger ses batteries internes par cette énergie positive de la lumière. Elle voulait laisser les défaites derrière elle », raconte Aboul-Naga.
Souvenirs dans un bocal

Mohamad Al-Masri fige les souvenirs colorés. (Photo : Bassam Al-Zoghby)
En effet, cette volonté de vaincre la défaite et de répondre à la violence qui sévit tout autour était également derrière la participation des quelque 40 artistes qui ont pris part à l’exposition. « Ils n’ont pas touché d’argent, mais ils voulaient travailler ensemble sur place et sur un projet commun. Ces derniers temps, vu les circonstances politiques, il y avait de moins en moins de grandes expositions collectives. Avec Mohamad Al-Masri, le coordinateur du projet, nous avons sélectionné des artistes de tout bord, dont entre autres des nouveaux talents lauréats du Salon des jeunes, côte à côte avec des noms plus confirmés », ajoute Aboul-Naga.
Toujours dans l’optique de rester positif le plus longuement possible, dans une atmosphère morbide, Mohamad Al-Masri a choisi de figer les bons souvenirs dans des bocaux en verre, d’où ces fleurs qui flottent dans des liquides de conservation multicolores, sous l’effet de la lumière. Son oeuvre est assez joyeuse. Même ceux qui ne captent pas l’idée tout à fait s’en réjouissent, ils se sentent envahis par un tourbillon de gaieté, assez proche de la nature, sans vraiment comprendre la raison. L’artiste parvient à communiquer cet état d’âme, rejetant les mauvais souvenirs et les anciens démons. C’est également en quelque sorte ce qu’opère Mahmoud Hamdi, avec sa boîte magique, celle que traînait autrefois les saltimbanques dans les rues, pour que les enfants y visualisent des scènes ludiques. Les références visuelles invoquent notre enfance à tous, pour omettre tout ce qui est fâcheux, de nouveau, grâce à la lumière de cette caisse magique et transparente.

Installation de Mohamad Aboul-Naga et performance de Nora Amin. (Photo : Bassam Al-Zoghby)
Autre variété du thème, l’oeuvre d’Ibrahim Khattab et Moustapha Younès : Abou Faraj Al-Asfahani Dj. Dans une pyramide inversée en verre, dansent les personnages issus de miniatures orientales, sur les rythmes d’une musique électro-populaire à la mode (mahraganate). Les images sont miroitées par un ordinateur, bien caché, horizontalement, sous le socle transparent. Ces dernières oeuvres font référence à l’héritage culturel arabe, à l’instar de l’installation de Dalia Réfaat qui a eu recours à l’épopée iraqienne de Gilgamesh. Ce roi de la première dynastie d’Uruk part à la recherche du secret de l’immortalité. L’artiste retrace son chemin vers le soleil ; le héros traverse les ténèbres jusqu’à atteindre la lumière. Il y a une tendance à dire, dans cette exposition, que l’humanité va s’en sortir. Hani Faïçal sculpte un homme et une femme, aux formes généreuses, lesquels s’envolent, illuminés, vers d’autres horizons, sur une sorte de pégase, mais c’est une oie plutôt qu’un cheval. Cependant, la créature légendaire ne perd rien de son aura !
Crânes en 3D

Installation de Mohamad Aboul-Naga et performance de Nora Amin. (Photo : Bassam Al-Zoghby)
La lumière rend visible bien des choses. Aux temps préhistoriques, la découverte du feu a permis l’art pariétal dans les grottes et les tavernes profondes. Et de nos jours, l’art du numérique fait de la lumière son matériau central. Nathan Doss expose d’énormes têtes en bronze suspendues dans le vide. Elles sont toutes perforées, du coup, lorsqu’elles oscillent sous les projecteurs, elles donnent l’effet d’être « des crânes à trois dimensions ». L’installation de Mohamad Choukri, à base de néons, rappelle que celui-ci a fait son entrée dans les musées, dans les années 1960. Elle revêt une forme ornementale islamique, jouant minutieusement sur l’idée de l’ombre et de la fragilité de notre existence. On ne tient tous qu’à un fil, semblent-ils dire, sous les yeux bien maquillés de la femme, aux longs cheveux châtain clair, d’Ahmad Ismaïl Barakat. Les quatre facettes de cette installation, éclairée d’un rouge sang, montre à chaque fois cette femme sous un angle différent : elle porte un voile intégral, mais l’on voit sa crinière sauvage qui déborde sous son tchador. Elle tient une brosse à cheveux en main. Et parfois, il y a un homme qui tente de la ligoter ou de la faire taire. Mais ceci semble impossible. Le regard de ces autres femmes en exposition, comme celui de l’artiste hongroise, Kati Verebics, avec ses points lumineux sur le visage, l’affirme.
Le 14 juin, au Palais des arts.Terrain de l’opéra, Guézira.
De 10h à 14h et de 20h à 23h (sauf vendredi et samedi).
De la rue à la galerie
L’idée de tenir une exposition autour de la thématique de la lumière, à l’occasion du mois du Ramadan, est née un soir, il y a douze ans, dans un café du centre-ville cairote. L’actuel commissaire de l’exposition, Mohamad Aboul-Naga, et son coordinateur, Mohamad Al-Masri, discutaient entre eux, abordant la manière de laquelle les gens populaires investissent leurs quartiers de lumières, durant toute l’année, au gré des saisons et des occasions. Les deux artistes ont voulu en faire usage, visuellement parlant, mêlant les connotations folkloriques aux concepts d’art moderne. Résultat : une première exposition collective, intitulée La Lumière des formes, en 2005.
Au départ, ils ont voulu organiser l’événement à l’ancien palais de Halim pacha, à la rue Champollion, aménagé en école publique, il y a plusieurs années. Le bâtiment devait offrir un cadre magnifique et les participants avaient commencé à concevoir leurs oeuvres sur place, en se servant de son architecture, de ses décors d’intérieur, etc. Mais les problèmes administratifs qui ont surgi entre les divers ministères, notamment ceux des Antiquités, de la Culture et de l’Education, ont avorté le projet. Les artistes se sont alors contentés de prendre quelques photos à l’intérieur, et de les exposer plus tard à l’Atelier du Caire, sous le titre de « Au Palais rosâtre ». L’exposition La Lumière des formes a quand même toujours eu lieu durant le Ramadan 2005, comme prévu, mais au Palais des arts, à l’Opéra, avec la participation de 75 artistes. L’année d’après, une deuxième édition a vu le jour, avant d’être suspendue pendant 12 ans, pour des raisons d’indisponibilité de part et d’autre. Cette année, il était temps qu’elle fasse peau neuve, avec le concours de 43 artistes lesquels étaient avides de travailler ensemble et d’expérimenter le jeu d’ombres et de lumières, une fois de plus. Le Palais des arts leur offre sa salle d’exposition et les artistes participent avec leurs oeuvres gratuitement .
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