Malgré la souffrance, les jeunes savent exprimer leur amour.
Le caire ! Ville invincible et infernale ! Ville de tous les tourments et de toutes les merveilles ! Dans son inextricable chaos apparent, elle cache ses secrets et ses moments de grâce pour qui sait l’écouter et être attentif à son rythme millénaire qui cache ses jardins faits de beauté et de générosité. Muni de sa petite caméra, Jacques Siron s’en va vaillamment à sa rencontre. Son film est le fruit d’un périple, non sans vicissitudes, aux tréfonds de cette ville qui n’est pas facile à sonder, sans le regard de l’amour.
Dans son texte, tout en poésie qui raconte les pérégrinations de « l’étranger » dans ses ruelles, il crée des images de toute beauté malgré la fatigue des visages basanés par le soleil. Sans paroles, il nous offre une musique qui accompagne ses moments de joie ou de souffrance, dans cette mégalopole infernale et ensorcelante. N’oublions pas que Siron est musicien d’origine. Sa musique émaille les images évocatrices qu’il nous donne à voir. Elle nous prend et nous enchante, même dans les moments de grand besoin et quelquefois de souffrances de ces gens simples qu’il a eu le parti pris de filmer. Les paroles de son texte écrit et la musique sont autant de jalons qui nous accompagnent et nous empêchent de sortir de l’immersion d’un film qui ne vous laisse pas le temps de prendre votre temps.
Dans les quartiers modestes et avec les gens simples qu’il choisit d’approcher, évitant presque les quartiers plus aisés et les endroits moins pauvres, il capte les sourires et les regards qui savent encore et malgré tout savourer un verre de thé bien chaud ou une boutade et un éclat de rire, qui peut toujours surmonter la pauvreté et les ordures de ce quotidien qui n’offre pas toujours le meilleur de ce qu’il peut donner. Siron fait cela simplement, sans larmoiements ni condescendance.
Il est vrai que c’est un étranger, venu d’une Suisse organisée et sans bavures, en comparaison avec ce monde qui peut lui sembler si étrange avec son chaos et ses klaxons. Il en souffre quelquefois, mais il est repris par ce monde où le rythme des choses reste profondément humain. Il regarde attentivement et finit par s’investir avec ces hommes et ces femmes qui lui donnent une profonde leçon de modestie, d’amour et de générosité. Dans un baptême et dans les différentes festivités, il partage les moments de joie usurpés au temps qui passe comme il le dit si bien. Il filme les mains qui travaillent sans relâche, dans des métiers différents, et souvent difficiles, ces femmes qui font leurs courses marchandent avec force et ne se laissent pas faire. Un chou-fleur à la main, un autre sur la tête, elles parcourent les ruelles sans lassitude, épuisées par autant d’efforts. Les hommes et les femmes peinent et travaillent, leurs mains sont autant d’oeuvres d’art qui jalonnent leur vie. Mais dans les moments de grâce, ils prennent le temps de contempler le temps qui s’en va.
Percer l’âme d’un peuple
Siron a su également montrer cette sagesse qui accorde tant de place aux défunts. Ils continuent à vivre avec les vivants, parmi nous. Autant de Portraits du Fayoum ou des masques de l’antiquité qui continuent à se perpétrer malgré les temps. Mais aussi les festivités et les amours de ces jeunes qui savent encore voler quelques caresses et peut-être même un baiser, sur les ponts et dans les jardins publics. Avec l’Aïd Al-Kébir, Siron sait encore regarder l’immolation du mouton comme un geste de pardon. Sur le Nil, la nuit dans des felouques décorées de toutes les couleurs, on chante et on rit. Sans clichés, Siron tente de percer l’âme d’un peuple si difficile à saisir, cachée sous une multitude de masques forgés par les temps.
Mais il y a également ces moments de colère, de fatigue et de lassitude où l’étranger, projeté à des milliers de kilomètres de chez lui, s’enferme dans sa chambre, persuadé qu’il ne peut plus poursuivre sa course infernale dans cette ville habitée par tant de démons. Mais comme nous tous, les natifs de cette ville, nous sommes tous également séduits d’une manière ou d’une autre par cette ville aux fils inextricables et aux contradictions envoûtantes qui nous gardent toujours en alerte.
Entourées des vestiges du passé, les glorieuses mosquées du Caire et l’incontournable pyramide sont les garantes d’une perpétuité qui nous protège malgré les cauchemars du présent. Mais sont-ils vraiment des cauchemars ? Le regard d’amour de Jacques Siron, malgré la cruauté de certains moments, éclaire son film sur un Caire aux mille facettes. Un film qu’il faudrait voir pour s’immerger dans une mégalopole où l’humain a encore son mot à dire.
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