Le film algérien A mon âge je me cache toujours pour fumer.
Trois espaces ont dominé les films projetés lors de cette édition. La mémoire, l’exil et l’homme face au changement et aux diktats, qu’ils soient financiers ou politiques. Dans cette longue phase de transition que vit le monde, l’horizon est brouillé et la mémoire paraît comme un ancrage. Deux longs métrages libanais font ce retour en arrière délibéré. D’abord, Ya Omri, de Hadi Zaccak, qui filme crûment parfois une femme de plus de cent ans en déroulant devant elle son passé, sa mémoire qu’elle ne reconnaît souvent pas. Henriette est filmée pendant vingt ans par son petit-fils soufflant chaque année sur une bougie de plus. Elle est en début du film horrifiée par sa photo où elle ne se reconnaît pas comme si elle voyait soudain une étrangère. Le réalisateur opère ensuite de gros plans sur ses mains où la peau s’est tellement asséchée qu’elle laisse paraître des veines presque à l’air libre. Il passe sa caméra sur son visage creusé de rides et parsemé de croûtes. L’image est dure, voire cruelle, aux limites de l’insoutenable si ce n’est l’humour de cette femme. Devant les photos de sa famille, elle ne reconnaît plus ni les lieux ni les visages. Elle se souvient vaguement de l’exil des siens au Brésil. La vieillesse est choquante.
L’autre film libanais, Rabih, de Vatche Boulghourjia opte pour une histoire souvent traitée dans le cinéma mais est néanmoins un film touchant. Il revient sur la guerre et ses secrets inavoués, sur cette mémoire tourmentée qu’on ne veut pas revisiter de peur de voir les fantômes refaire surface avec ce jeune aveugle, né et adopté pendant les années de guerre. Il peine à retrouver ses origines et la vérité sur ces vrais parents. Il finit par se lasser et baisser les bras et accepte la fausse identité qu’on lui offre. Le passé dicte encore ses lois et torture le présent. Dans Young Lady du Portugais Simäo Cayate, c’est une femme dans le Portugal de la dictature qui découvre que son mari est tortionnaire et que sa vie calme et bon enfant n’est qu’un leurre.
Les exilés des temps modernes
The Happiest Day in The Life of Olli Mäki.
Ce passé de ce monde, non ingurgité, opère dans cette phase de transition et de changement comme une chape de plomb qui fait exploser ou réexploser d’anciens clivages. D’où un sentiment d’exil interne et externe. Dans les films européens projetés durant ce festival, le thème de l’exil a eu une forte présence, surtout dans les courts métrages. Artistiquement, le coup de coeur de l’Hebdo va vers le court métrage russo-suédois Last Day of Leningrad. Un beau tableau sur la nostalgie d’une femme d’origine russe née en Suède qui fait un voyage sur sa terre d’origine et rencontre sa famille. La Russie, qu’elle n’a pourtant jamais connue, est une profonde blessure de son âme. Ce film résume à lui seul les déchirements de l’appartenance et la nostalgie des origines. Le film libanais, court métrage également, Submarine attaque l’exil par le prisme de la crise des déchets qui oblige toute une population à quitter maison et vie car envahie jusqu’à l’intérieur des demeures par les sacs de poubelle. La valise du départ que les Libanais ont souvent connue occupe pratiquement tous les cadres du film. Toujours dans la même catégorie, le film marocain Miel et vieux fromage reprend brillamment un sujet pourtant rébarbatif dans le cinéma du Maghreb. Un jeune homme attend son visa pour partir en Hollande. Pourtant, à l’approche du jour fatidique il se sent déjà en exil dans son village des hauteurs de l’Atlas. Dès qu’on s’exile on est doublement exilé. Chez soi et chez l’Autre. C’est exactement le thème du long métrage hongrois It’s Not The Time of My Life de Scrabolcs Hadjou qui a obtenu le Djed d'or du Festival de Charm Al-Cheikh. Une famille, après un exil d’un an en Ecosse, qui n’a pas pu s’y intégrer, revient au pays chez des parents dans leur appartement où le film est tourné en entier. Au milieu du jeu de portes qui s’ouvrent et se referment, les arrivants traînent leur exil parmi les leurs. Le retour fait jaillir les anciennes plaies et l’échec du non-succès chez l’Autre. Le court métrage Mare Notrom, des deux Syriens Rana Kazkaz et Anas Khalaf, fait dans les scènes abruptes comme pour dire : « Ne vous habituez pas à l’insoutenable ». Un père jette sa petite fille à la mer par deux fois. La mer, cette Méditerranée avaleuse de vies, s’étend devant lui. Sa fille ne comprend pas cette cruauté à laquelle il a recours par amour. Il la prépare à l’insoutenable, à faire face au probable naufrage. Le court métrage slovène A New Home nous fait entrer dans la peur de cette Europe face aux réfugiés. Une peur du soi européen et qui se dévoile sous l’aspect d’une peur de l’Autre.
C’est cet aspect humain qui est en fait le fil conducteur des films des deux bords, le Nord européen et le Sud arabo-musulman, qui prend le dessus. La peur là-bas et la peur ici. En définitive, c’est de l’humain qu’il s’agit, broyé dans la tourmente infernale des changements. Les distances entres les deux continents ne se mesurent pas par kilomètres. La peur de l’inconnu est désormais le facteur commun d’une équation complexe que les politiciens ignorent ou préfèrent ignorer. La peur de l’Autre nourrit les haines mais aussi les comptes en banque et les ambitions.
Tous broyés
Justement, le superbe film russe Zoologie de Ivan Tverdovsky est un magnifique tableau cinématographique de cette angoisse de ce qu’on ne connaît pas et de la différence dans toutes les sociétés du monde. C'est le coup de coeur de l'Hebdo. Une angoisse qui grandit à mesure que la modernité happe par sa vitesse et ses inégalités les êtres. Une femme cinquantenaire dénigrée et méprisée est surprise par l’apparition d’une queue sur son corps. Elle tente de recourir à une chirurgie mais les radios ne montrent pas sa queue au médecin qui, confiné dans ses conventions médicales, renie cette queue qu’il voit en réalité parce qu’elle ne paraît pas sur les radios. S’ensuit tout un parcours baigné par le fantastique de cette queue durant lequel cette femme se métamorphose, se coupe les cheveux, se met du maquillage et recouvre une féminité qu’elle avait oubliée. Mais ni elle ni sa queue n’ont été acceptées. Elle s’en remet à la fatalité et décide de couper elle-même cette queue.
Le film tunisien Radwa Hay ou Burning Hope, Djed de bronze, nous plonge dans la Tunisie de l’après-révolution ou, comme le précise son réalisateur Lotfy Achour, « la Tunisie aux prises avec la contre-révolution ». Un pays encore fragile où la force du passé régule encore le quotidien et où les jeunes démunis, à l’instar de Bouazizi, payent encore les pots cassés. Un film dont le scénario est bien ficelé avec des prises de vue ouvertes comme un appel au large. Le film algérien A mon âge je me cache toujours pour fumer de la réalisatrice Rihana, qui a également obtenu le Djed de bronze en ex aequo avec le film tunisien, fait un come-back sur les années noires de l’Algérie des années 1990. Dans un hammam, des femmes déroulent leurs détresses, leurs petites joies et leur force. Le film fait dans le rébarbatif avec des discours directs comme si la réalisatrice voulait en un seul film sortir toutes les injustices faites aux femmes d’un coup, mais il a néanmoins le grand avantage de casser le grand tabou du corps féminin avec ces femmes qui exposent leurs corps dénudés filmés avec romance et naturel.
Prix de l’Association des critiques de cinéma égyptiens, le film bulgare Glory, de Kristina Grozeva et Petar Valchanov, suit les péripéties d’un employé modeste des chemins de fer devenu héros malgré lui après avoir sauvé un enfant. Il est exploité par les politiciens et arboré comme un animal de cirque puis dénigré et pris dans les filets des jeux politiques et de la corruption. L’histoire aurait pu se passer n’importe où dans la rive sud de la Méditerranée. Pour dire que les êtres se retrouvent sur toutes les rives à quelques nuances près dans le même sac. C’est cela la particularité de ce monde nouveau qui pointe du nez. Le réalisateur finlandais Juho Kuosmanen, The Happiest Day in The Life of Olli Mäki, prix du Djed d’argent, vient rappeler dans un film, dont il émane du point de vue technique une sensation de toucher du velours, que la brutalité est aussi humaine que l’amour. C’est l’histoire réelle du boxeur finlandais Olli Mäki qui devait affronter en 1962 un champion du monde. La brutalité de l’argent, du business et des médias s’oppose à son amour doux pour une femme. Il perd le combat mais retrouve le sourire et sa tranquillité. Un regard jeté au loin pour pointer du doigt la résonance de la brutalité actuelle .
Lien court: