Au quatrième niveau du Musée national d’art moderne au Centre Pompidou, là où se trouvent les collections d’art contemporain, une pancarte attire l’attention, sur laquelle est marqué : Art et liberté, rupture, guerre et surréalisme en Egypte. Il s’agit de l’exposition consacrée aux oeuvres du groupe égyptien Art et liberté (1938- 1948), organisée par les curateurs indépendants Sam Bardaouil et Till Fellrath (Art Reoriented). Après cinq ans de recherches approfondies, et une centaine d’entretiens sur le terrain en Egypte et dans de nombreux autres pays, les curateurs ont sélectionné près de 130 tableaux, oeuvres sur papier et photographies, ainsi qu’un grand nombre de documents d’archives (photographies historiques, séquences de films et premiers manuscrits jamais exposés auparavant). Ces oeuvres d’art, pour beaucoup inédites, ont été empruntées à plus d’une cinquantaine de collections publiques et privées en provenance d’Egypte et d’autres pays.
Dans la première salle, une grande photo, regroupant les membres de Art et liberté et ceux de la société Les Amis de l’art. Au beau milieu de la salle, un documentaire montre le roi Farouq, durant le vernissage d’une de leurs expositions. Ensuite, intervient la voix du critique Anwar Kamel, qui raconte l’histoire du groupe artistique, dans un arabe semi-classique d’autrefois. Rassemblés autour de l’écrivain, poète et journaliste Georges Hénein, ami du surréaliste français André Breton, dont on célèbre le 50e anniversaire de disparition, plus de 30 artistes et intellectuels égyptiens et autres ayant vécu en Egypte ont déclaré la naissance de leur groupe en décembre 1938 avec le manifeste « Vive l’art dégénéré ». Ils s’opposaient aux amis de la société des beaux-arts et à tous les artistes « officiels » qui ont un rapport étroit avec le régime au pouvoir et qui répandaient une image clichée de l’Egypte. Le groupe s’opposait également aux tendances fascistes et nationales de l’époque et dénonçait la Deuxième Guerre mondiale.
L’exposition dévoile les traits du mouvement surréaliste adopté par le groupe et son rapport avec le contexte international, et en même temps situe l’Egypte royale sous la colonisation britannique dans un cadre politique et historique bien critique.
Les copies des anciens journaux affichés sur le mur, les séquences des documentaires en noir et blanc projetés par ci et par là, les unes des journaux, les publications du groupe, racontent un mouvement nettement rebelle. Georges Hénein, toujours en correspondance avec Breton et autres artistes et écrivains surréalistes de par le monde, défendait un mouvement à même de traduire l’état affreux de l’homme tiraillé par la guerre et faisait sans doute appel au changement. La voix d’Anwar Kamel déclare, en pleine salle : « Nous croyons toujours à la révolution permanente ».
Faire face à la guerre
La voix des canons est le titre significatif d’une section de l’exposition qui nous fait découvrir la production picturale des plasticiens du groupe, évoquant surtout des images cauchemardesques et des créatures monstrueuses. L’effet de la guerre est abominable. Jeune fille et monstre d’Inji Efflatoun en témoigne, ainsi que l’oeuvre de Rateb Seddik montrant l’image macabre des tombeaux et des corps déchiquetés. Il en est de même pour la peinture d’Amy Nimr, avec ses squelettes noyés dans l’eau.
Dans la plupart des peintures du groupe, les corps sont fragmentés, déformés afin de souligner une protestation à la fois sociale et artistique. En fragmentant les corps, les artistes s’identifiaient à la révolte du surréalisme et se proclamaient contre le symbolisme et le naturalisme prônés par la bourgeoisie et empêchant l’ascension sociale.
De plus, les artistes d’Art et liberté ont développé la notion du « réalisme subjectif ». Ils se sont nourris des motifs locaux et égyptien pour exprimer plutôt un message international, plus universel et plus humain. Ramsès Younan reprenait alors la forme de la déesse pharaonique Nut dans une oeuvre où le visage de la femme est triste et le corps est en souffrance. Hénein, pour sa part, évoquait dans ses écrits la femme qui se prostituait, en temps de guerre, sous l’effet de la pauvreté. Il l’a transformée en une image récurrente de la vie quotidienne à l’époque et la décrivait souvent comme « la femme de la ville ». Ainsi, dans les oeuvres artistiques et les illustrations du groupe, la femme n’est jamais une muse et ne joue pas la séduisante. Son corps est marqué par sa misère.
Autre discipline épanouie du groupe fut la photo surréaliste. En fait, les recherches des curateurs nous font découvrir des photographes méconnus, qui ont expérimenté le photomontage et autres techniques afin de présenter une image surréelle. Ce fut alors le jeu avec les proportions, le photomontage, la contradiction entre les éléments, le sarcasme ridiculisant les images clichées de l’Egypte touristique, etc. Outre les oeuvres signées Van Leo, nous retrouvons également les photos de Mohamad Abdel-Latif, d’Ida Kar, de Ramzi Zolqomah et autres.
Au cours de dix ans, le mouvement surréaliste du groupe Art et liberté s’était bien enrichi. Pourtant, le groupe a peiné à survivre après 1948. Certains de ses membres furent forcé à l’exil. D’autres ont été emprisonnés pour avoir été communistes. La censure empêchait la publication de leurs oeuvres, etc. Hénein s’éloignait du mouvement surréel français de Breton qui commençait à s’intéresser aux expositions et aux shows. En exil, sur son lit de mort, il disait à sa femme : « Les bébés éléphants meurent seuls », une métaphore résumant la situation. L’histoire s’est achevée, mais les oeuvres exposées au Centre Pompidou la font revivre à jamais.
Une tournée en Europe
Après l’exposition actuellement en cours au Centre Pompidou à Paris, les mêmes oeuvres surréalistes seront présentées au Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia de Madrid du 14 février au 28 mai 2017, à la Kunstsammlung K21 de Düsseldorf en Allemagne de 15 juillet au 15 octobre 2017, ainsi qu’à la Tate Liverpool à Londres du 10 novembre jusqu’à 11 mars 2018. En Espagne, l’influence de la Guernica de Picasso sur les membres du groupe Art et liberté sera mise en relief. Et en Allemagne, l’exposition se focalisera sur le manifeste du groupe, publié contre le nazisme et les forces fascistes. A Londres, l’exposition soulignera la présence d’artistes surréalistes anglais, installés en Egypte dans les années 1940.
Vers un art plus égyptien

Mahassab II-Sayyidah, par Abdel-Hadi Al-Gazzar.
Vers la fin des années 1940, le groupe Art et liberté a été en confrontation avec un nouveau collectif d’artistes plus jeunes : le groupe d’Art contemporain. Georges Hénein a dénoncé dans ses lettres à Breton l’activité de ce dernier groupe, dont certains membres étaient des anciens membres d’Art et liberté et ont déjà exposé avec le groupe surréaliste.
Créé en 1946, par Hussein Youssef Amin, le groupe d’Art contemporain a rassemblé au départ des artistes influencés par le surréalisme, comme Abdel-Hadi Al-Gazzar, Samir Rafie et d’autres. Ce nouveau groupe a développé une identité qui lui est propre, dégageant un caractère national et favorisant le concept d’un art typiquement égyptien, moins influencé par le courant surréaliste occidental. Les artistes s’inspiraient de la tradition, de la superstition, de l’ambiance rurale et d’autres aspects folkloriques, afin de révéler un art authentique, mêlant le réel à l’imaginaire .
Le rire amer de Saroukhan

Le Duce et le Fuhrer, par Saroukhan.
Six caricatures en aquarelle et à l’encre sur papier, signées par l’artiste égyptien d’origine arménienne Saroukhan (1878- 1977), sont exposées, dans un stand à part, dans le cadre de l’exposition sur les surréalistes, au Centre Pompidou. Les aquarelles sélectionnées font partie de la série « Cette guerre », réalisée dans les années 1940 et qui ont été publiées, plus tard, dans un recueil de caricatures. Les oeuvres font partie de la collection privée de la galerie égyptienne Al-Massar pour l’art contemporain. Saroukhan, n’étant pas un membre du groupe Art et liberté, il rejoignait les idées du groupe, notamment en ce qui concerne le rejet de la Deuxième Guerre mondiale, les régimes en pouvoir et les forces en conflit. Il résumait, à l’aide d’un humour noir, une partie de l’histoire de l’Egypte. Ses caricatures reflètent les circonstances et les effets de la guerre sur le pays et placent le visiteur dans le contexte historique de l’époque .
Jusqu’au 16 janvier 2017, tous les jours de 9h à 21h (sauf le mardi) au Musée national d’art moderne, Niveau 4, Galerie d’art graphique, Centre Pompidou, Paris.
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