Barakah et Bibi tentent difficilement de s'offrir un premier rendez-vous.
Le regard médusé face à un soutien-gorge couleur fuchsia. C’est l’image marquante du film Barakah Ygabel Barakah (Barakah rencontre Barakah). C’est toute cette distance entre ce regard et ce soutien-gorge que traverse le film de Mahmoud Al-Sabagh qui signe son premier long métrage. A Djeddah où se déroule cette comédie romantique, les espaces sont vides de gens, vides de vie. Et Barakah (Hicham Fageeh), fonctionnaire à la municipalité, les parcourt avec sa voiture aux ordres d’une voix qui sort d’un talkie-walkie, chassant toute incursion dans l’espace public qui est régulé par maintes autorisations. C’est dans cet espace régenté et rigide que la rencontre entre Barakah et Bibi (Fatima Al-Benawi), modèle et star d’Instagram, a lieu. « Je lâcherais tout pour être sur les planches d’un théâtre », lui lance-t-elle lors de leur première rencontre lors du vernissage d’une exposition. Du théâtre, lui, en fait au sein d’une modeste troupe appartenant à une association qui s’entraîne à jouer la pièce de Shakespeare, Hamlet. Barakah y tient le rôle d’Ophélie, puisque dans son pays, les femmes sont exclues des planches de théâtre entre autres. Pour ce faire, il a besoin d’un soutien-gorge pour marquer la féminité du personnage qu’il incarne, même s’il porte une barbe. Le réalisateur Mahmoud Al-Sabagh pousse ainsi tout au long du film la parodie à son extrême. Elle prend toute sa dimension dans la relation que Barakah et Bibi, dont le vrai prénom est également Barakah, tentent d’entretenir. Exclus eux aussi de l’espace public, puisque couple non marié, ils s’échinent, sans succès, à déjouer le contrôle pour s’offrir un premier rendez-vous. Ils donnent libre cours à leur imagination, non pas pour se délecter de ce que serait cette rencontre, mais pour en parcourir les limites. Ils sont assiégés sur la plage, poursuivis dans la rue. On ne voit pas les milices de l’ordre public, mais leur présence est lourde. Ils sortent de leur imagination et finissent par se trouver un coin de paradis sur une terrasse où leur premier baiser est interrompu par la voisine. L’espace vital est réduit à néant dans ce film et les distances chargées de vide prennent une dimension cosmique.
Dichotomies à l’heure mondiale
Ce deuxième long métrage saoudien, après Wadjda (2013) réalisé par une femme, Haifaa Al-Mansour, qui a déroulé l’histoire d’une petite fille rebelle qui ne veut rien d’autre dans la vie qu’une bicyclette, ouvre lui aussi une fenêtre sur le quotidien de citoyens saoudiens lambda. Faisant par là même tomber les clichés de ces Saoudiens tous plein aux as et heureux de leur confort, suivis d’une troupe de femmes soumises tout en noir vêtues. Dans le modeste quartier où vit Barakah, les maisons sont exiguës, les routes défoncées et le luxe n’est pas au rendez-vous. Sujet tabou, la pauvreté existe néanmoins (une étude de 2014 fait état de 20 % de la population qui vit en dessous du seuil de pauvreté). Les femmes ne sont pas toutes vêtues en noir et sont loin d’être soumises. Bibi est une rebelle, même si elle poste ses vidéos sur Instagram avec seulement la moitié de son visage, elle tient tête. Mais au-delà du cassage de clichés, Al-Sabagh joue sur les dichotomies. Barakah, en tenue traditionnelle dans l’espace public réglementé à outrance, se dévoile chez lui sous le jour d’un jeune à l’allure branchée et à l’heure mondiale. Cependant, ces dichotomies serrent la gorge du couple, et des jeunes.
Ce va-et-vient entre les espaces libres d’un côté et restreints à l’extrême de l’autre, qui n’est d’ailleurs toute proportion gardée pas l’apanage de l’Arabie saoudite seule, mais aussi des autres pays arabes, provoque des tiraillements presque schizophréniques au sein d’une jeunesse à la recherche d’issues. Barakah, dans sa quête pour rencontrer Bibi et celle de comprendre le pourquoi de cette mal-vie, plonge dans la nostalgie d’une époque où les espaces étaient plus ouverts. Une époque où l’Arabie saoudite aurait été plus libre, où les femmes s’affichaient avec des cheveux au vent sur des photos en noir et blanc. On découvre ainsi que la nostalgie d’une belle époque où les choses étaient autres, qui traverse les pays arabes, trouve écho également en Arabie saoudite. La question de Barakah est lancinante : comment en est-on arrivé là ? Or, il est plutôt à se demander contrairement, si cette époque était si belle, pourquoi a-t-elle donné naissance à une telle réalité ?
Le film Barakah, produit de cette jeune génération saoudienne, est en lui-même une illustration de la jeunesse de ce pays. Mis à part le réalisateur Mahmoud Al-Sabagh (né en 1983) qui est un diplômé de l’Université de Columbia, Hicham Fageeh (né en 1987), humoriste saoudien vivant aux Etats-Unis, a fait un tabac en 2013 sur Youtube (10 millions de vues à l’époque) en détournant la célébrissime chanson de Bob Marley « No Woman, No Cry » devenue « No Woman, No Drive ». L’objectif était de soutenir un groupe de Saoudiennes qui avaient décidé de défier la décision des autorités religieuses interdisant aux femmes de conduire des voitures. Quant à Fatima Al-Benawi, c’est une chercheuse concernée par les questions sociales, qui s’est mise à l’art à l’occasion de ce film qui, comme elle le dit, est un moyen de mettre sur le tapis des phénomènes de société.
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