OEuvre de Fajr Soliman.
(Photo : Ahmad Atef)
Dix-sept jeunes artistes égyptiens s’inspirent du pain, cet aliment de base traditionnel des repas, dans de nombreuses cultures et religions. Et ce, dans l’exposition Bread II (pain II), actuellement au centre Darb 1718. Ils le traitent avec des angles différents : social, politique, économique et autres, à travers des peintures, des installations, des collages et des photographies. Et se prêtent à un jeu de contraste, oscillant entre un passé nostalgique et un présent douloureux, entre le sacré et le profane, la justice sociale et l’inégalité, la stabilité et le déséquilibre, le travail et l’inaction. L’exposition collective s’attaque ainsi aux réalités du quotidien pour les changer, les critiquer.
A l’entrée de Darb 1718, une immense peinture/collage, de Hanaa El-Deghem, accueille les visiteurs. Il s’agit de figures humaines, en jaune et en ocre, regroupant des gens pris dans le tourbillon de la vie et du chaos. Ces figures partagent les mêmes soucis, toujours en quête d’un gagne-pain. Elles sont entourées d’un halo de saints, ont parfois une connotation spirituelle ou profane, suivant le cas, mais sont toutes dans l’embarras, pataugeant dans l’ennui. Elles crient au secours, sur la toile de grand format, revêtant parfois la forme arrondie d’une galette de pain traditionnel. « L’exposition Pain II est la deuxième du genre, après celle montée en 2010. Le pays a connu une pénurie de pain en 2008, sous Moubarak. Les pauvres passaient des heures dans de longues files d’attente ; ils se disputaient entre eux pour obtenir une ration de pain, au jour le jour. L’envolée des prix du blé avait provoqué des émeutes et même des morts. Les artistes étaient consternés et ont traduit leur préoccupation, dans la première exposition : Pain I. Dans l’actuelle édition, Pain II, on continue à soulever de nouvelles questions sur le même thème. Les jeunes artistes pourront-ils changer quelque chose ? Peut-on se servir du pain, ce symbole de la vie et du rassasiement, pour changer la face du monde, faire part des souffrances à la différence des peuples et des cultures !? », s’interroge l’artiste Nourhan Refaat, coordinatrice de l’exposition.
Dans cette même optique, Medhat Benzoher expose au deuxième étage de Darb 1718 une immense installation, extrêmement symbolique, revêtant la forme d’une mandala ou le cercle de la vie et ses métamorphoses. L’installation est ornée par une vaste gamme de pains de tout genre, (galette, petit pain, baguette, toast, …) représentative des diverses cultures du monde. C’est comme dessiner une sorte de mappemonde, sur les murs de la galerie, où chacun dispose de son territoire et de son espace mental. Benzoher fait référence au conte de Charles Perrault : Le Petit Poucet. Néanmoins, cette fois-ci, il ne s’agit pas de cailloux parsemés sur un chemin, mais de pains de mie, agencés d’une manière cyclique inspirée de l’idée de la mandala. « Mon installation repose sur un concept philosophique, pour évoquer la diversité et faire appel à la cellule, cette petite unité vivante capable de se reproduire de façon autonome. Quant à la forme arrondie de l’installation, elle est synonyme de l’unité de l’univers, du cercle de la vie », explique Medhat Benzoher. La mandala de Benzoher renvoie aux contes et aux légendes, invitant à méditer, à explorer et à vaincre les énergies négatives du subconscient.
Un pays en miettes
OEuvre de Hanaa El-Deghem.
(Photo : Ahmad Atef)
Sur le mur d’en face, l’artiste Aya Sabry rédige son propre conte, à travers l’installation Fatafit Baladi (les miettes de mon pays). C’est un texte argumentatif qui s’interroge sur la question identitaire. Ayant choisi de vivre aux Etats-Unis, afin de continuer ses études en anthropologie, Sabry transforme la galette de pain en un personnage contrarié, tiraillé entre deux cultures : égyptienne et américaine. Son oeuvre est imprégnée de nostalgie, animée de mémoires d’enfance devant un four à pain. Le texte narratif qui l’accompagne renforce ce ton nostalgique.
Mohamad Ismaïl expose, pour sa part, d’innombrables pelles, marteaux et plusieurs autres outils métaphoriques, afin de rendre hommage aux fellahs égyptiens morts pendant le percement du Canal de Suez. D’où le titre de l’installation 341 080 (le nombre de morts, noyés dans le canal). « J’aime la recherche approfondie et j’aime traiter des sujets en lien avec notre histoire, comme la construction du Haut-Barrage d’Assouan ou le percement du canal, etc. sans allusion directe au pain, j’ai préféré lancer un appel aux hommes, assignés à des corvées pour gagner leur pain. Ils ont sacrifié volontairement leur vie. C’est peut-être une tragédie, mais une tragédie à ne pas ignorer. Le peuple égyptien a toujours souffert et s’est toujours battu », déclare Mohamad Ismaïl.
Le pain, une question de temps
Installation de Shatha El-Deghady.
(Photo : Ahmad Atef)
Sur une table, Shatha El-Deghady installe trois pendules de sable, en verre, et couvre le parterre de grains de blé. C’est la notion du temps qui la préoccupe, comme elle l’explique, à travers son installation : « Le pain est un sujet qui me permet de m’attaquer à l’actualité politique du pays. Il est en lien avec plusieurs autres problèmes : un pays agricole qui importe le blé, un pays qui est menacé dans son existence à cause du barrage d’Al-Nahda que construit l’Ethiopie, etc. Il faut prendre les bonnes décisions sur tous les plans, au lieu de perdre le temps. Le temps presse, si nous voulons sauver le pays », confirme Shatha El-Deghady.
Tirant sur la même corde, Engy Hashem expose trois peintures numériques, intitulées 100 % égyptien. Celles-ci montrent trois personnages pharaoniques ou gréco-romains lesquels tiennent chacun des épis de blé. Le message est évident : l’Egypte a toujours été un pays prospère, cultivant le blé depuis la nuit des temps.
La même idée revient également dans les cinq peintures abstraites, à la couleur rouge feu, d’Omneia Naguib. Le pain s’embrase, il a la couleur du feu, du sang, celle de la vie. « J’ai voulu peindre le pain en rouge, car il est aussi important pour l’homme que le sang qui coule dans ses veines. L’Egyptien moyen fait tout pour gagner son pain », précise Naguib.
Les différentes étapes de la fabrication du pain, sa cuisson au four, le calvaire quotidien des gens simples pour joindre les deux bouts, ... Le reste des vidéos et des photos de l’exposition Pain II tournent autour de cette même ambiance de crise .
3, rue Qasr Al-Chamee, Al-Fostat, Vieux-Caire. Jusqu’au 31 août, de 10h à 22h (sauf le vendredi).
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