Al-Ahram Hebdo : Comment est né ce film sur la notion du temps ?
Mohamad Hammad : Cela fait un bon moment que l’idée du temps me torture l’esprit. J’ai souvent jugé que rien n’est plus fort que le temps qui passe. A lui seul, il est capable de changer la nature des gens et des objets. Il nous fait peur, car avec le temps, rien n’est garanti ; ses traces sont indélébiles. Et c’est ce que j’ai essayé de souligner dans mon premier long métrage, Akhdar Yabès (terre sèche). Celui-ci passe en revue les métamorphoses du temps, de quoi nous promettre tant de bonnes et de mauvaises surprises. Le film abonde d’allégories, j’y fais pas mal de projections. En fait, c’est très subjectif, même si j’ai choisi d’exprimer mes idées par le biais d’une protagoniste femme, le personnage principal du film.
— Pourquoi une femme, alors ?
— En fait, ce film est un peu la continuité d’un autre. A savoir mon dernier court métrage, Ahmar Bahet (rouge pâle). La protagoniste de celui-ci est elle-même celle à qui on a affaire dans Akhdar Yabès (terre sèche), mais elle a un peu plus grandi, a subi l’effet du temps pour se joindre au monde des adultes. D’abord, on est plus frais, plus pur, plus « vert », puis avec le temps, on est aride, sous le poids des événements et des expériences amères. D’où le titre de ma fiction, Terre sèche. Moi-même je suis hanté par la peur de me transformer en un être à la peau sèche, un être plus froissé, non pas physiquement, mais au niveau de l’âme. Tourner ce film était un peu une manière de vaincre cette idée, de surmonter ma peur.
— Pourtant, le film n’est pas si sombre comme le prévoit son titre ...
— Sans doute oui, j’ai essayé plutôt de mettre en relief l’énergie, l’espoir, comment on pourrait y échapper. Après avoir fait ce film, je ne pense plus que le temps est plus fort que nous, mais qu’on pourra le vaincre en cultivant nos connaissances.
— Quand avez-vous entamé votre projet ?
Akhdar Yabès (terre sèche).
— J’ai commencé à écrire vers la fin de l’année 2012. J’avais prévu de l’autofinancer, de ne plus être à la merci d’un producteur. Du coup, je me sentais tout à fait libre. Avec l’aide de mes deux partenaires, l’activiste Khouloud Saber et le directeur de la photographie, Mohamad Al-Charqawi, nous avons travaillé dessus jusqu’à fin 2014. J’ai écrit de manière à tourner dans des cadres réels et ce fut ainsi, car on a filmé dans les rues du Caire, dans de vraies maisons, côtoyant les gens ordinaires.
Le film renferme 65 % de scènes d’intérieur et 35 % d’extérieur. Tourner dans les rues n’était pas du tout une chose évidente, vu les problèmes logistiques.
— Comment avez-vous fait pour surmonter ces obstacles ?
— Nous avons tourné dans des zones défavorisées où les gens sont vraiment frustrés. Ils étaient très agressifs, une fois, ils ont vu les caméras sur place. Ils ne voulaient pas qu’on montre leur détresse. Cependant, j’ai essayé de les amadouer, recourant à toutes sortes d’astuces pour les persuader à nous accepter. Les contraintes que j’ai dû affronter me poussent à dire que désormais je suis prêt à tout. Je comprends de plus en plus la peur d’être mis à découvert, de se sentir tout nu devant les caméras. Les gens ont horreur de cette logique. On préfère dissimuler la réalité que de l’affronter ou oeuvrer à la changer. On a plutôt tendance à présenter des images pâles et conservatrices des gens, qui ne leur ressemblent guère. C’est une idée que j’évoque également dans mon film, car le personnage principal pataugeait aussi dans cette fadeur jusqu’à avoir un déclic et changer.
— Qu’en est-il des problèmes de financement ?
— Au deuxième jour de tournage, j’étais persuadé qu’on n’allait pas pouvoir continuer. On filmait un jour, puis on s’arrêtait pendant un certain temps, à quelques jours d’intervalle, parfois un mois. Mes coéquipiers avaient d’autres engagements professionnels, donc on multipliait les arrêts obligés. On n’avait pas de budget fixe. Et là aussi le temps m’a joué bien des tours. Je craignais omettre des détails importants, dans ce chaos. J’avais peur des dissonances au niveau de l’allure physique des comédiens, leurs expressions, etc.
Vu la durée étendue du tournage, environ 9 mois, il fallait aussi aider les comédiens à rompre avec leurs personnages. C’est mon devoir de réalisateur, car j’ai eu recours à des non-professionnels. Ceux-ci vivaient dans la peau de leurs personnages, au point de ne plus parvenir à les quitter.
— Est-ce que vous vous attendez à des problèmes avec la censure, lorsqu’il s’agit de projeter le film commercialement ?
— Je n’ai pas l’impression que j’aurai des problèmes avec la censure. Mon premier film Central téléphonique a été jugé comme choquant, par les uns. Je voulais m’insurger contre tout, pousser un cri de désarroi, mais ce n’était pas provocateur. Je n’aime pas les films qui se veulent provocateurs et dont l’effet se termine avec la fin des génériques. Mettre toute son énergie négative dans un film est néfaste sur tous les plans. Certains le font exprès, à des fins peu innocentes. Ce n’est pas mon cas.
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