Un ramadan sans polémiques ni débats autour des drames télévisés, cela aurait été un rêve. Comme tous les ans, la grille de programmation renferme une grande diversité de téléfeuilletons en provenance de tous les pays arabes. Saoudiens, émiratis, bahreïnis, koweïtiens, jordaniens ou autres, ces téléfeuilletons se sont imposés non seulement comme un succès commercial, mais également comme un sujet de conversation inéluctable.
Diffusé sur la chaîne satellitaire MBC, le feuilleton saoudien Harat Al-Cheikh (ruelle d’al-cheikh) s’est largement démarqué des autres drames ramadanesques, tant il a surpris les téléspectateurs. En se servant d’une trame dont les événements se déroulent lors du règne des Ottomans au pays d’Al-Hidjaz, ce drame se sert de l’Histoire pour critiquer certains bémols sociaux contemporains.
Relatant l’histoire de deux jeunes hommes, élevés ensemble par une famille saoudienne modeste au sein d’une vieille ruelle de Djeddah, le feuilleton dévoile indirectement les litiges entre plusieurs couches de la société wahhabite à travers ces deux protagonistes dont les comportements sont assez opposés. L’un d’eux décide de devenir truand alors que l’autre — enfant trouvé par cette famille saoudienne — fait tout pour devenir une personne comme il faut. Cette trame — apparemment trop classique — fait toutefois un tabac et suscite un vif intérêt, vu qu’elle adopte une liberté de ton jamais vue auparavant dans une société saoudienne qui n’en a pas encore l’habitude.
Par ailleurs, ce feuilleton a réussi en fait à rassembler la moitié des Saoudiens devant le petit écran. Certains le détestent, d’autres l’adorent, d’où une pluralité d’opinions assez saine.
Néanmoins, cette critique ouverte de l’influence sociale de la religion ne plaît pas à tout le monde, et pas simplement pour des raisons puritaines. « Transformer les religieux en personnes miséreuses à l’horizon inepte, c’est ignorer qu’il y a dans notre pays des centaines de religieux qui sont médecins, ingénieurs, universitaires, et qui ont reçu une éducation parfaite au niveau national et international », souligne le critique saoudien, Saad Al-Chammari.
Mais il y a bien d’autres sujets polémiques : les relations entre Saoudiens sunnites et chiites, la situation de la femme, la corruption des hommes au pouvoir et les inégalités sociales.
Certains reprochent également à la série télévisée de tourner en dérision des rites propres à la région du Golfe, comme le fait de souligner un article d’opinion publié par le quotidien saoudien Al-Madinah : « Un homme du Sud ou du Hidjaz ne se reconnaît pas dans cette histoire tirée par les cheveux, qui correspond plutôt à la manière dont certains habitants du Nadjd jugent les provinciaux ». Cet avis a été rejeté par la société de production du feuilleton, qui n’a pas tardé à lancer une déclaration assez modérée, expliquant : « Harat Al-Cheikh présente une vision critique qui doit être permise et tolérée, car après tout, il s’agit d’une fiction. C’est de la critique fine, dans un contexte imaginé, une critique sociale qui ne remet pas le système en cause ».
Ce communiqué de presse a été ensuite partagé sur des centaines de comptes Facebook et Twitter, posté majoritairement par des jeunes, « de quoi confirmer que le public saoudien est demandeur de voix critiques », certifie l’équipe du feuilleton.
Le Bambou controversé
Pas très loin de l’Arabie saoudite, et justement sur la même rive du Golfe, un autre débat fait bon train dans la société koweïtienne. Et ce, depuis la diffusion du téléfeuilleton Saq Al-Bambou (la tige du bambou), au début du mois sacré. Basé sur le roman éponyme, prix international du roman arabe en avril 2013 (le Booker arabe), La Tige du Bambou du Koweïtien Séoud Al-Sanëoussi, relate l’histoire d’un jeune protagoniste, nommé José Mendoza, né d’un mariage secret entre un riche koweïtien et sa domestique philippine.
Réalisé par Mohamad Al-Qaffas, le feuilleton est interprété par un bouquet de comédiens koweïtiens, dont la fameuse Souad Abdallah, au côté de la comédienne philippine Mercedes Cabral.
Le roman se veut une critique sociale, surtout en ce qui concerne la motivation du héros — José — cherchant à dévoiler la relation de ses parents à sa grande famille koweïtienne. On peut observer ainsi, parmi les événements, plusieurs détails concernant les mauvais traitements que subissent les émigrés, surtout les domestiques asiatiques.
Sensibles, comme tout, envers l’image et le prestige de leur société, les téléspectateurs koweïtiens sont divisés. Certains maudissent l’oeuvre, d’autres l’encensent, ce qui révèle quand même une flexibilité relative face au chauvinisme habituel. De quoi confirmer que le public koweïtien est plus que réceptif à ce genre de productions culturelles qui, sous une apparente légèreté, abordent les sujets les plus graves et offrent des leviers pour les remises en question collectives.
Certains critiques koweïtiens ne se trompent pas à cet égard. « La création dramatique est une véritable mémoire objective quand elle saisit la réalité sociale et présente les vrais enjeux de la société », écrit l’éditorialiste koweïtien Chéhab Najdi. « Rares sont les oeuvres qui se détachent parmi des centaines d’autres et qui, au contraire, se montrent offensives à l’égard de nos sociétés en les caricaturant directement. La Tige du Bambou en fait partie », ajoute-t-il.
Un autre ping-pong artistique donc entre créateurs et conservateurs, dont le résultat reste au profit de la liberté d’expression.
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