Le pianiste Yasser Mokhtar joue sous le regard tendre de sa mère, Nabiha Loutfi.
Nabiha Loutfi est une cinéaste égypto-libanaise qui a eu un impact important sur le cinéma documentaire. Elle nous a quittés le 17 juin 2015. Mais on peut se demander si elle nous a vraiment quittés ? Un an plus tard, sa famille et ses amis ont voulu lui rendre hommage et lui rappeler qu’elle est encore dans nos coeurs : présente, souriante, douée et très aimable. Dans la petite salle de l’Opéra, une soirée l’a rendue encore plus présente. A l’initiative de son fils, pianiste de renommée internationale, Yasser Mokhtar et de sa fille Mona Mokhtar, cet hommage a réuni un grand nombre de personnes. Avec des photos qui racontent le parcours de la réalisatrice et le son des pianos de Bach, Rachmaninov, et d’autres grands compositeurs, ainsi que ceux des pianistes amis comme Sara Darwich, Mahmoud Mekheimer, Imane Noureddine, la harpiste Manal Mohieddine et le joueur de violon Alaa Abdallah et bien entendu le dynamo de la soirée, le pianiste Yasser Mokhtar, la beauté était au rendez-vous. Ils ont joué par amour de la musique, mais également en hommage à Nabiha Loutfi pour qui l’art et les gens étaient au coeur de ses intérêts.
Dans un court documentaire préparé par le critique de cinéma Essam Zakariya, les participants ont vécu un moment important avec Nabiha Loutfi et son parcours. Venue du Liban en 1955, renvoyée de l’Université américaine pour avoir participé à une manifestation contre le pacte de Bagdad et les Américains, elle se retrouve au Caire, à la demande de Nasser qui a offert aux étudiants arabes dissidents l’opportunité de faire partie des universités égyptiennes. A cette époque, Le Caire était le berceau de tous les mouvements avant-gardistes et révolutionnaires du monde arabe. Venue d’un milieu politisé et ayant foi en l’arabisme, Nabiha Loutfi se sent à l’aise dans ce monde nouveau.
Elle garde toutefois des sons et des odeurs de sa ville natale, Saïda, et qui se retrouveront dans ses films, l’heure venue. Elle raconte : « Dans notre maison à Saïda, au bord de la Méditerranée, c’était un bonheur que d’écouter la mer ». D’autres sons la poursuivront également comme l’appel à la prière et la musique qui l’accompagne. Au Caire, elle fait la découverte de l’église de Mar Guirguis et décide d’en faire son premier film Salah (prière), de seulement dix minutes. Après avoir déambulé longuement dans les rue du Caire pour filmer en 1969 avec le cinéaste Chadi Abdel-Salam un film sur le millénaire du Caire, elle acquiert la connaissance de sa nouvelle ville. C’est ainsi qu’elle se trouve de profondes racines en Egypte où elle vivra plus de cinquante ans et épousera un jeune médecin égyptien qui partage ses convictions.
Après avoir fait des études de littérature arabe à l’Université du Caire, elle devient la première femme à s’inscrire à l’Institut de cinéma. « J’ai fait des études de cinéma, parce que j’ai senti que c’était un prolongement naturel à la littérature, mais avec d’autres outils », disait-elle. Le directeur de l’Institut de cinéma à l’époque n’était autre que le grand réalisateur Mohamad Karim. Elle avait déjà vu à Saïda son film avec le chanteur Mohamad Abdel-Wahab, Al-Warda Al-Beida (la fleur blanche). Elle connaîtra également Youssef Chahine et leur amitié ne tarira pas.
Jeux d’enfants
Mais quelle route allait-elle prendre ? Faire des longs métrages ? Elle travaille comme assistante dans plusieurs films, mais il y a dans ce monde une dose d’hypocrisie qui ne lui convient pas. Elle décide alors de poursuivre sa carrière dans les films documentaires qui lui permettent d’assouvir sa soif des problèmes sociaux. Car Nabiha Loutfi a une forte conviction que l’égalité est un droit entre les hommes. Elle fera de nombreux films dans les villages, dont l’un est très touchant Léab Atfal (jeux d’enfants) où elle décrit les jeux et les activités des enfants pauvres, qui créent à leur manière leurs amusements avec le peu de moyens qu’ils détiennent.
Les endroits, leurs odeurs mais aussi les hommes sont une grande source de créativité pour elle. Ainsi elle a fait un film sur la rue Mohamad Ali, célèbre rue des artistes du Caire, auquel elle donne le titre de Rue Mohamad Ali, vestiges d’un temps. Car entre le moment où elle décide de tourner ce film et le passage à l’acte, les traces des violents changements ont marqué les lieux.
Cependant, Nabiha Loutfi, née à Saïda en 1937, n’a pas oublié le Liban. Elle fera un film sur le camp de Tell Al-Zaatar, assiégé par les Israéliens. Mais elle fera de nombreux films en Egypte jusqu’à sa mort, parlant notamment des gens qu’elle a approché avec amour, telle la danseuse orientale Tahiya Carioca et le réalisateur Chadi Abdel-Salam. Encore vivante, par son périple cinématographique, mais également par sa grande présence et sa générosité humaine, Nabiha Loutfi, à travers la musique qui a rempli la petite salle de l’Opéra, démontre ce que disait Naguib Mahfouz : « Les gens qu’on aime ne meurent pas » .
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