Pour célébrer 140 ans d’existence, le groupe de presse Al-Ahram expose, au rez-de-chaussée de son nouveau bâtiment, 150 peintures, 15 sculptures et 24 dessins sur papier, tirés de la 2e édition de l’ouvrage colossal La Description de l’Egypte. Et ce, dans le cadre d’une exposition collective intitulée La Mémoire d’Egypte, laquelle vise à faire découvrir au grand public la collection privée de la Fondation Al-Ahram, regroupant 850 oeuvres d’art, cumulées au fil de son histoire, à partir des années 1960.
Tout d’abord, l’on retrouve quelques toiles signées par les pionniers des arts plastiques en Egypte, à partir de 1910. Ces derniers sont vivement influencés par l’académisme européen ; leur travail traverse le temps sans pâlir. La plupart se montrent soucieux de peindre les états d’âme d’un siècle passé et cherchent l’esprit derrière le sujet. Du coup, ils nous font voir l’Egypte d’antan, selon leurs sensibilités diverses.
L’un des forts représentants de cette génération est Mahmoud Saïd (1897-1964). Son oeuvre Zat Al-Oyoune Al-Assaliya (aux yeux noisette, 1943) est centrée sur la femme, symbole de l’identité nationale. Possédant une présence incontournable dans l’oeuvre de Saïd, celle-ci a toujours été son modèle-muse, notamment au lendemain de la Révolution de 1919. Il s’agit souvent d’une jeune femme ravissante, issue du petit peuple, d’une belle villageoise, aux traits égyptiens. L’artiste, dont l’oeuvre se vend extrêmement cher sur le marché international, privilégie les formes et les rondeurs du corps, c’est comme si on a affaire à des sculptures et non à des peintures à l’huile. Sa dimension lumineuse et expressive est singulière.
De la même époque provient Georges Sabbagh (1887-1951), avec Les Ouvriers de la construction, du fusain sur papier. Il s’agit d’un plan d’ensemble, d’ouvriers laborieux et tourmentés, sur fond de couleurs beige et ocre. Leurs mouvements disent long sur leur état d’âme, leurs conditions de vie, de quoi prendre le dessus sur leur physionomie. Malgré des études à l’Académie Ranson, les origines orientales de Georges Sabbagh demeurent quand même très marquantes.
Le populaire dans le sang
Les aspects sociopolitiques se mêlent agréablement aux touches plastiques. C’est ce qui caractérise majoritairement les oeuvres exposées dans La Mémoire d’Al-Ahram. Les artistes avaient un vif souci de rompre avec l’influence des écoles européennes, pour exprimer les multiples facettes de leur société, ou de revendiquer une identité qui leur est propre. Leurs oeuvres se présentent comme le miroir d’un siècle, même si elles ne sont disposées ni suivant un ordre bien établi ni sous un éclairage parfait.
La peinture L’Aube de Hamed Nada (1924-1990) remonte à l’année 1962. Ce pionnier du surréalisme populaire met en scène une figure humaine, colorée en jaune/ocre. Le repli sur soi, la souffrance ou la douleur de cette figure se font automatiquement sentir. Nada est un résigné qui regarde les autres souffrir d’un oeil calme et attristé. La femme fait toujours figure d’héroïne sur ses peintures, de par la vigueur et la densité des couleurs. Et le chat ? Il est un symbole psychologique, se plaçant entre la cruauté inconsciente du félin et la domination des instincts qui cachent l’apparente grâce.
Dans son oeuvre Le Souper à l’atelier, Seif Wanli (1906-1979), un maître incontesté de l’impressionnisme égyptien, peint la foule avec une grande sensibilité. Il préserve la chaleur des émotions sur un fond grisâtre, un peu morne. Puis, ses protagonistes se dotent d’éléments totalement hétéroclites. Ce sont des personnages indifférents les uns aux autres qui partagent un repas d’huîtres et de vins. C’est vrai que ces « indifférents » bien posés, tirés à quatre épingles, versent dans une forte tradition européenne. Néanmoins, ils ne perdent pas leur côté humain, bien cohérent, leur esprit égyptien, celui d’un groupe de gens faisant la fête.
Dotée d’un fort réalisme social, La Récolte de la moisson, 1967 d’Inji Efflatoun (1924-1989), dépeint la campagne égyptienne et le quotidien des villageoises fatiguées, à l’aide d’un pointillisme non sans rappeler les tableaux de Van Gogh. Car, en dépit de ses origines aristocratiques, Efflatoun a choisi volontairement d’abandonner la vie de luxe et de se rapprocher des gens simples.
Tahiya Halim (1919-2003) traite elle aussi des sujets inspirés de la Révolution des Officiers libres en 1952, mais elle le fait de manière moins explicite que d’autres peintres de sa génération. Le Nil et la Nubie reviennent inlassablement dans ses oeuvres, comme dans sa toile exposée à Al-Ahram, Al-Nil Nagachi (le Nil éthiopien). Elle a continué à élaborer son monde, toujours proche du populaire, de la réalité et du patrimoine, sans aucune grossièreté.
Un quotidien qui pèse
Ensuite, le recours aux symboles s’accentue avec la génération des années 1960. Les artistes de cette génération marquent la scène artistique de par leurs aventures, leur expérimentation et parfois aussi par leur côté plus abstrait. L’Ame du Caire de Gazbiya Sirry, datée de 1961, montre des hommes et des femmes « encastrés » dans du béton. La vie quotidienne leur pèse et ils sont là, dans l’attente d’un bien-être espéré. Mais ce bel avenir semble encore lointain. Il est également scruté par Les Trois fillettes de Zeinab Al-Séguini, aux yeux grand ouverts, lesquels regardent le monde tout autour, en attendant un jour meilleur. Puis l’on passe à la Haute-Egypte, 1933, de Nazli Madkour, avec ses appels éternels de la terre et Les Stars éternelles,1990, de Salah Enani qui met en scène tout le beau monde intellectuel qui a fait la gloire du pays dans une fresque caricaturale contemporaine. Les traits sont exacerbés, les couleurs chaudes et l’air du temps était pour une révolte des idées qui ont bouleversé tout un siècle .
Mémoire d’Al-Ahram, jusqu’au 28 avril, de 9h à 21h (sauf vendredi et samedi), au nouveau bâtiment du journal Al-Ahram. Rue Al-Galaa. Centre-ville
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