Le soleil va bientôt se lever, l’aube fait ses appels alors qu’il n’est qu’une ligne blanche à l’horizon … », la troupe musicale Eskenderella chante ainsi sur les planches du Théâtre national, annonçant le début de la pièce Men Al-Qalb lel Qalb (coeur à coeur), d’après Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry. Les membres de la troupe se sont installés à l’arrière-fond du théâtre et ont chanté en choeur, afin d’introduire la mise en scène de Rouchdi Al-Chami. Ce dernier a choisi de présenter l’adaptation textuelle effectuée par le poète Fouad Haddad (1928-1985). Du coup, nous assistons à la version en dialectal égyptien des contes philosophiques du Petit Prince, qui racontent l’amitié entre un pilote et un petit prince venu d’un astéroïde lointain. Il opère un voyage dans l’univers, allant à la découverte de l’Homme.
La pièce commémore le trentième anniversaire de la mort du poète Fouad Haddad, dont les vers sont toujours d’une grande actualité. « Il est encore vivant parmi nous, bien qu’il soit disparu depuis des années. Ses écrits, qu’il s’agisse de poèmes ou de proses, sont valables en tout temps et en tout lieu », lance Rouchdi Al-Chami, metteur en scène et comédien à l’origine. Et d’ajouter : « La famille de Haddad, la troupe musicale Eskenderella et moi-même, avons commencé par préparer une soirée de chants, poèmes et musique, afin de commémorer le poète. On a ensuite proposé le projet de cette pièce à la direction du Théâtre national, lequel nous a fait place et nous a réservé 15 soirées de présentation. En fait, cette version du Petit Prince adaptée par Haddad n’a jamais été donnée sur les planches jusqu’ici ».
Le poète n’a pas traité la traduction vers l’arabe comme une oeuvre lyrique. Il a plutôt opté pour une adaptation textuelle en prose, précisément en dialectal égyptien. Il a éliminé certaines séquences et plusieurs détails de l’oeuvre originale parue en 1943. « Le titre de la pièce, Men Al-Qalb lel Qalb, est à l’origine celui d’une oeuvre de Haddad regroupant l’ensemble de ses textes dramatiques. Le titre accentue d’ailleurs l’idée soulignée dans la pièce : la perspicacité du coeur. C’est une pièce qui suit une ligne dramatique assez simple et qui offre à l’audience une soirée touchante », estime Al-Chami, qui a déjà monté huit soirées musicales en hommage à Haddad. Al-Chami a voulu créer un spectacle où le chant et les scènes dramatiques se suivent et se complètent. De quoi donner une cadence merveilleuse à la pièce. Il a fait en sorte que la plupart des comédiens chantent, ensuite c’est aux membres d’Eskenderella de prendre la relève, dans leur style musical, assez oriental, plein d’humour.
S’élever vers le ciel
Le périple du Petit Prince, à la découverte du monde.
(Photo:: Bassam Al-Zoghby)
Les scènes se succèdent rapidement, les comédiens jouent avec beaucoup de finesse. Le pilote-narrateur, campé par Ahmad Kamal, fait office de mentor qui coache les comédiens. Sa voix nous fait passer d’un état à l’autre, tantôt c’est la nostalgie, le chagrin, tantôt ce sont les découvertes faites par le Petit Prince. Les acteurs interprétant les rôles du monarque, du vaniteux, du géographe, du businessman, ou de l’ivrogne, chantent, dansent et donnent de leur mieux sur scène. Ahmad Haddad, poète et petit-fils de Fouad Haddad, tient le rôle du Petit Prince, un peu fade et au rythme hésitant.
Sur le plan visuel, Al-Chami a voulu nous transporter dans un monde imaginaire, loin de la réalité de la planète Terre. Il nous propose de voyager, dans un ailleurs lointain, avec le Petit Prince. Ainsi, le décor signé Mahmoud Sabri et les costumes conçus par Souhaïla et Nouran s’inspirent des illustrations originales de Saint-Exupéry. Le metteur en scène a bien exploité les équipements du Théâtre national, récemment innové. Quelques toiles transparentes servent d’arrière-fond. Sous l’effet de l’éclairage et des projections, les scènes défilent : le temps est nuageux, puis il y a le crépuscule, ensuite le lever du jour. La troupe Eskenderella occupe toujours une place de choix, derrière ces toiles transparentes. L’ensemble est captivant, s’éloignant de la disposition traditionnelle des planches. « Ce n’est jamais une affaire de technique uniquement. J’ai demandé au scénographe et au décorateur de s’éloigner de la Terre et de nous emmener dans un monde, très haut, dans l’air », souligne Al-Chami.
La fin de Saint-Exupéry n’est pas celle présentée par Haddad. L’idée de la mort et de la disparition totale évoquée dans l’histoire originale n’est pas mentionnée dans la version arabe. Le prince ne tombe pas sur la terre et ne disparaît pas brusquement. Bien au contraire, il se dresse sur une petite estrade en plein désert et s’élève jusqu’à atteindre le ciel, juste au moment où les rideaux tombent .
Men Al-Qalb lel Qalb, tous les soirs à 21h, les dimanches et les vendredis à 19h30 (relâche le mercredi) au Théâtre national, place Ataba. Tél. : 25911267
Histoire d’une oeuvre
Malgré ses multiples traductions vers l’arabe, Le Petit Prince n’a jamais été donné sur les planches des théâtres d’Etat. Dans les années 1980, le metteur en scène Al-Sayed Radi en a donné une présentation d’un seul jour sur les planches du théâtre de la télévision, à l’occasion de la Journée mondiale de l’enfance. Le spectacle, adressé aux enfants, était alors composé par Mohamad Nouh, donné dans le cadre d’une cérémonie officielle, organisée par l’Union de la Radio Télévision égyptienne. Le spectacle était interprété par les stars Samir Ghanem, Sahar Rami et Hala Sedqi avec l’enfant Amir Chahine dans le rôle du Petit Prince. Cette version fut ensuite enregistrée et diffusée à plusieurs reprises sur les chaînes télévisées, en tant que spectacle pour enfants.
La traduction de Fouad Haddad du Petit Prince a été faite entre 1980 et 1984. Elle fut ensuite publiée dans un recueil de poèmes. Après la mort de Haddad, l’Organisme général du livre a réédité son oeuvre complète dans une série de 8 livres, et la traduction du Petit Prince a figuré dans le dernier tome, sous le titre Men Al-Qalb lel Qalb.
Eskenderella, les héritiers de Haddad
Depuis sa fondation par le compositeur et luthiste Hazem Chahine en l’an 2000, Eskenderella adopte une position claire : puiser dans le patrimoine des grands maîtres de la chanson et interpréter des oeuvres proches du petit peuple. Leurs chants sont le plus souvent imprégnés d’une vision critique, de beaucoup d’humour et d’une dramatisation plaisante. Leur répertoire passe en revue l’histoire de l’Egypte, et celle de la résistance en ayant recours à la dérision.
Le groupe musical a d’abord chanté des compositions de Sayed Darwich et de Cheikh Imam. Il a repris des poèmes de Zein Al-Abdine Fouad, de Salah Jahine, de Fouad Haddad, et autres. Les paroles de ce dernier étaient toujours une source d’inspiration pour les membres du groupe, dont les uns ont un lien de parenté avec Haddad et avec Jahine, les deux figures de proue de la poésie dialectale en Egypte.
« Fouad Haddad est le père spirituel de nos chansons », lance Hazem Chahine, citant à l’appui plusieurs tubes de la troupe : Masr Gamila (l’Egypte est belle), Al-Watan Wahed (une seule patrie), Hayou Ahl Al-Cham (saluez les gens du Levant) et Suez. Chahine fouille souvent dans les textes de Fouad Haddad et redonne vie à ses vers grâce à ses compositions très orientales. « Au départ, avec Al-Chami, nous avons voulu présenter deux oeuvres de Haddad que j’ai composées : Al-Hadra Al-Zakiya et Al-Watan Wahed. Ensuite, Al-Chami a opté pour la traduction du Petit Prince », explique le compositeur. Et d’ajouter : « Pour ma part, j’ai voulu offrir au public d’Eskenderella une nouvelle aventure musicale. C’était difficile de mettre en musique un texte dramatique en prose de A à Z, en l’espace de quelques mois. D’autant plus qu’un vrai show musical nécessite un arrangement plus élaboré, des instruments bien différents, des enregistrements, etc. Ce qui aurait exigé un budget colossal. On a donc gardé la forme du chant en choeur en direct et l’orchestre composé de luths, de percussions et de piano ».
Sur les planches, les principaux membres d’Eskenderella sont là : Hazem Chahine, Achraf Nagati, Youssef Al-Chéraï, Islam Abdel-Aziz, Salma Haddad, Aliaa Chahine. La troupe a accueilli aussi deux autres musiciens pour jouer sur le tambourin et la guitare basse ainsi que des jeunes comédiens qui se sont joints à la chorale, afin de compléter la forme orchestrale. « J’ai voulu garder un même thème musical, durant toute la pièce, afin de relier les chansons et les scènes dramatiques », souligne-t-il. C’est une astuce qui a permis aussi à certains comédiens d’interpréter les chansons correctement en suivant le même rythme.
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