Depuis 2011, les acteurs de la révolution syrienne se sont profusément emparés de l’art comme une arme au service de leur altercation. C’est le cas de plusieurs cinéastes et réalisateurs syriens lesquels ont projeté un peu partout leurs films engagés. Leurs oeuvres racontent des histoires de lutte dont l’actualité est constamment renouvelée. La jeune réalisatrice syrienne Yasmin Fedda n’échappe pas à cette tendance, surtout avec son dernier documentaire Reines de la Syrie, projeté pour la première fois au Caire dans le cadre du 8e Panorama du film européen. Le documentaire relate l’histoire véridique d’une soixantaine de femmes syriennes réfugiées en Jordanie, confondant leur histoire avec une ancienne tragédie théâtrale grecque.
Depuis 2013, la Jordanie a accueilli plus de 600 000 réfugiés syriens. C’est là donc — dans la capitale Amman — qu’un groupe d’artistes et de producteurs, dont le metteur en scène Omar Abou-Saada et la formatrice de théâtre Nanda Mohamad, décide de mettre en scène une version adaptée de Les Troyennes, travaillant avec des femmes qui ont vécu elles-mêmes des situations pareilles à celles de la tragédie grecque, signée par Euripide durant les Grandes Dionysies en 415 av. J.-C.
Soixante femmes ordinaires, n’ayant aucune expérience dans le domaine artistique, jouent leur vie en public. Elles se sont engagées à passer sept semaines de répétitions et d’ateliers de formation avant le lever du rideau de ce spectacle fort expressif. Jamais elles n’auraient imaginé se retrouver sur scène. Elles portent toutes le hidjab (foulard), alors que quelques-unes portent le niqab (voile intégral). Toutes vêtues de noir, avec des foulards sombres, elles racontent leur vie, écho contemporain du destin tragique de la Reine de Troie.
Avec le temps et le compte à rebours, le regret et l’hésitation s’accélèrent parmi les membres du groupe, pour finir avec 25 femmes seulement, trois semaines avant le spectacle. Toutefois, les raisons varient : certains maris ne sont pas à l’aise avec l’idée que leurs femmes soient sur scène, tandis que d’autres craignent les représailles des autorités syriennes, une fois ils rentrent chez eux.
Le grand intérêt des 70 minutes du film réside, en fait, dans cette foule d’expressions composées, née de la réaction de ces femmes traumatisées réagissant à l’Euripide d’une part, ainsi que de leurs réactions vis-à-vis des exercices du réalisateur du spectacle d’une autre part.
Certaines d’entre elles l’expriment parfaitement bien dans quelques scènes du film, signé Yasmin Fedda. Confiante, aimable et assez sociable, Fatima — l’une des comédiennes-protagonistes — trouve le jeu comme un moyen de communiquer et de mieux comprendre ses expériences : « Le personnage d’Hécube — la Reine de Troie — est si proche de moi. Nous étions toutes des reines dans nos propres maisons. Hécube est comme nous, nous avons tout perdu ». Alors qu’une autre réfugiée s’identifie à Cassandra — le personnage de la fille de la Reine de Troie, surtout avec son désir de vengeance pour sa famille et sa patrie.
Quant à Souad, elle rêvait depuis toujours de devenir une actrice. Mais elle a subi le cauchemar d’être forcée à quitter sa maison, et le spectacle a été donc l’occasion de pouvoir réaliser son rêve. Comme Hécube qui a jeté un dernier regard sur Troie en train de chuter, elle a regardé en arrière, en quittant la frontière entre la Syrie et la Jordanie, et elle se demandait : « Pourrais-je revenir un jour à ma patrie ? ».
Au bout de quelques semaines, les protagonistes paraissaient bien à l’aise face aux caméras de Yasmin Fedda. Elles avaient déjà l’expérience de travailler en groupe et savaient mettre à leur profit l’énergie qui résulte du fait de s’exprimer ouvertement, mais dans la peau d’une autre. « Je suis arrivée à la fin de mes peines », récitent les femmes unanimement, à l’instar d’Hécube qui souffrait — selon la mythologie grecque — de voir presque toute sa famille périr après la ruine de la ville de Troie. « Ceci est sûrement la dernière, la plus grande limite de toutes mes peines », c’était ainsi que s’est exprimée Hécube face à sa douleur.
Sur la même longueur d’onde
Comme Euripide, la réalisatrice Yasmin Fedda comprend bien qu’elle a affaire à des gens dont la douleur persiste, et que leur statut de réfugiées leur pèse de plus en plus. C’est pourquoi Fedda a bien réussi à mettre ces réfugiées-protagonistes à leur aise face aux caméras, mais avant tout face à leur traumatisme. Ces dernières réagissent parfois sans penser ni aux caméras ni aux spectateurs. Les unes d’entre elles s’adressant — à titre d’exemple — au cameraman ou reprennent même parfois leur dialogue de manière assez ironique, afin de faire rire ou détendre leur entourage.
Entre histoires personnelles et extraits de la pièce originelle, les réfugiées syriennes font office de protagonistes-témoins, tout au long du documentaire.
La mise en scène du docu-fiction est tout à fait adéquate au genre dramatique assez complexe. Quoique trop classique et presque dénudée de nouveautés stylistiques, la mise en scène s’avère à la fois chorale et harmonieuse, malgré quelques minutes de longueur. Le dévoilement ascendant des souffrances et des lésions des personnages offre plus de puissance et de significations au tout. Ceci est accentué par un va-et-vient entre le texte d’Euripide et la vie réelle de ces Syriennes, ainsi que par la noirceur régnant sur les costumes, le décor et l’éclairage de la scène de théâtre.
Après plus de 2 000 ans, les sentiments d’exil, de déracinement et de deuil restent les mêmes, endurés par les reines de la mythologie grecque ou pour les actuelles réfugiées syriennes. Ce sont des sentiments universels, prêtant voix à la souffrance.
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