Il y a des gens qui mettent un peu d’eux-mêmes en faisant à manger, comme en tournant des documentaires sur la vie des autres ou en faisant du militantisme politique. La réalisatrice d’origine libanaise, Nabiha Lotfi, était parmi ceux-là. Sa vie durant, elle pratiquait les trois activités avec la même assiduité, savourant chaque moment de son existence, jusqu’à sa mort à l’âge de 78 ans, mercredi dernier, dans un hôpital cairote.
Arrivée en Egypte vers la fin des années 1950 après avoir été expulsée de l’Université américaine à Beyrouth (AUB) où elle étudiait les sciences politiques, la fille de Sidon (sud du Liban) a poursuivi ses études de lettres arabes à l’Université du Caire et a épousé un jeune Egyptien, aussi engagé qu’elle : Ali Mokhtar.
Nasser accueillait à l’époque les étudiants arabes pourchassés pour leur engagement nationaliste, et ce fut le cas de Nabiha Lotfi, qui participait aux manifestations contre le pacte de Bagdad.
En Egypte, elle n’a pas tardé par ailleurs à s’inscrire à l’Institut du cinéma qui venait juste d’ouvrir ses portes vers 1960, devenant ainsi la première femme à faire des études du genre en Egypte. En fait, elle avait décidé de poursuivre son activisme différemment, en étant plus proche des gens, en filmant leurs malheurs et leurs joies à travers des documentaires poignants, tels Misr Al-Atiqa (prière du Vieux-Caire, 1972), Tal Al-Zaatar, Al-Gouzour Lan Tamout (Tal Al-Zaatar, les racines restent à jamais, 1975), Arosti (ma poupée, 1983), Ila Ayne ? (vers où ?, 1991), Rissala min Hibaza (un message de Hibaza, 1994), Innaha Tazraa Al-Ard Wa Tasqiha (elle cultive la terre et l’arrose, 1999), Charie Mohamad Ali (la rue Mohamad Ali, 2003) et Carioca (2009). Dans ces deux derniers films, elle parcourait l’évolution de la société égyptienne à travers ses artistes danseurs et musiciens. En privé, elle racontait l’une des scènes où une « danseuse repentie » et voilée de la rue Mohamad Ali, autrefois le fief des almées, a fait son entrée dans une échoppe d’instruments musicaux pendant le tournage. Elle avait commencé à raconter son histoire, se laissant aller devant la caméra, ôtant machinalement son foulard, pour révéler l’une de ses facettes camouflées, dont elle était fière, malgré tout. Une manière de dire que le foulard sur la tête n’était que l’une des contraintes d’une société de plus en plus tournée vers une religiosité mensongère.
Il s’agit d’une autre phase artistique de Nabiha Lotfi, réputée surtout à ses débuts pour des films sur les réfugiés palestiniens qu’elle a côtoyés de près pendant un bon moment de sa vie. En 1975, elle avait entamé le tournage d’un documentaire sur les femmes palestiniennes au travail, dans le camp de Tal Al-Zaatar au Liban. La guerre civile a alors entravé la poursuite de son travail et la réalisatrice a retrouvé Le Caire. De retour, le camp était complètement dévasté et son film devait raconter les atrocités commises contre les réfugiés. Un vrai document face à une guerre sans merci capable, à lui seul, d’éterniser la mémoire de cette grande dame du cinéma arabe, qui a fondé en 1990 l’Association égyptienne des femmes cinéastes .
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