Festival de danse, de théâtre, des arts de la parole, festival de musique, musique jazz, musiques sacrées. Chaque pays a sa série de festivals et son lot d’artistes invités, des plateformes censées donner un aperçu de la création artistique des différents pays, des différentes régions du monde. Un moment d’échange souvent festif, une sorte d’arrêt sur image, de temps suspendu où nous oublions notre quotidien ; nous nous transformons en personne disponible, généreuse, ouverte et profondément tolérante. Nous devenons sensibles à des formes artistiques qui, habituellement, nous indiffèrent, et à des personnages qui, en temps normal, nous forceraient à changer de trottoir.
Depuis quelques années, cette idée de festival me trouble, me semble de moins en moins crédible. Surtout lorsque le festival en question déploie sa programmation autour d’une thématique, encore plus lorsque cette thématique a trait à un pays, une culture, une identité, une communauté. Je me sens alors revenue à ce temps des grandes expositions universelles que je n’ai connues qu’à travers mes lectures et quelques vestiges picturaux empreints de nostalgie : envahissante iconographie de temps révolus qui continue pourtant à s’immiscer dans nos inconscients, à influencer subrepticement notre rapport à l’Autre.
Un festival nous fera croire à une connaissance des arts du monde, nous donnera la sensation d’avoir découvert le monde d’un art. Et pourtant, un artiste peut-il réellement être représentatif de la création artistique de son pays ? Avons-nous compris la richesse d’une création théâtrale ou musicale toujours en mouvement simplement parce que le temps d’un week-end nous avons assisté à un festival ?
Le festival Arabesques a lieu tous les ans au mois de mai dans le magnifique Domaine d’O à Montpellier, il est dédié aux Arts du monde arabe. Ne grincez pas des dents, nous sommes-là à des milliers de kilomètres de la représentation, de la construction figée de l’Autre. Il ne s’agit pas là d’orientalisme. Arabesques est l’anti-festival par excellence et avec excellence. Tout en mettant en valeur la richesse multiple des arts dits arabes, Arabesques ne cesse de briser les clichés, de remettre en question l’Histoire officielle et de proposer une programmation éclectique en harmonie absolue avec un monde arabe lui-même éclectique, et ce, depuis la nuit étoilée des temps.
Si Arabesques est anti-festival, c’est que le spectateur en sort avec un foisonnement de questions, de pistes à explorer, de découvertes inattendues. Arabesques ne propose pas de réponses, ne prétend pas reproduire le monde et l’offrir à la petite cuillère à des festivaliers fiers de leurs nouvelles certitudes. Si Arabesques est anti-festival, c’est qu’il refuse d’étiqueter la création, de la répertorier, de confiner les artistes dans des cases restrictives étouffantes ; cases qui ne servent qu’à maintenir le confort d’un statut quo nourri aux idées préconçues. Comme toute oeuvre d’art qui se respecte, Arabesques perturbe, ouvre le champs des possibles, inspire, respire, provoque.
Le miracle de la diva
Cette année, pour la 10e édition, du 12 au 24 mai, Oum Kalsoum était à l’honneur. En des temps où l’on craint les terres d’islam, c’est La Dame, la Diva universelle, celle dont la grandeur artistique et humaine fait unanimité, qui est célébrée. On se souvient alors que son père est homme de religion, qu’elle a suivi un enseignement coranique, que c’est en partie grâce au soutien de sa famille et de sa société qu’elle a pu faire cette carrière fulgurante. On apprend son féminisme, son engagement politique, la liberté de son chant et de sa parole. On se voit obligé de repenser les discours médiatiques ambiants et de replonger dans l’Histoire avec un regard plus aiguisé. L’orchestre de l’Opéra du Caire est invité, l’orchestre Kawkab Al-Charq, qui reprend le répertoire d’Oum Kalsoum. Des hommes et des femmes à qui il a fallu octroyer des visas, très lourde démarche administrative, danger potentiel, tous ces « Orientaux », combien de « musulmans », combien d’« ennemis » ? Combien d’étrangers désireux de profiter de leurs courts séjours, afin de s’installer clandestinement, de jouir du paradis des droits sociaux ? Pourtant, deux concerts magiques absolument, un séjour sans histoire, des musiciens heureux de vibrer avec le public de Montpellier en émotion partagée. Et puis, oh miracle ! Des artistes qui rentrent bien sagement chez eux ! Mais alors tous les Arabes ne sont pas de potentiels immigrés clandestins ?
Arabesques rend hommage à Oum Kalsoum. On pourrait donc imaginer une programmation gravitant autour de reprises de ses chants, de spectacles retraçant ou évoquant sa vie, de compositions musicales inspirées par son répertoire. Après tout, cela serait tout à fait réalisable compte tenu du nombre de ses disciples et émules. Mais ce serait mal connaître Arabesques.
Le public part à la rencontre d’Oum Kalsoum à travers de gigantesques expositions, des spectacles, des conférences, mais surtout, il découvre des artistes dont le talent, l’engagement, la rigueur, l’humanisme incarnent et transmettent l’esprit de celle qu’on nomme La Dame, Al-Sett. Ici est célébrée la richesse créative, trans-disciplinaire, transculturelle dudit monde arabe que les mappemondes, leurs limites géographiques et artistiques ne peuvent confiner.
Sur leurs talons aiguilles, dans leurs robes parfaitement ajustées, nous nous sommes délectés à l’écoute des chanteuses algériennes, elles font découvrir au public le Chaabi, chant urbain algérois, mais cette fois au féminin.
Du côté rive sud
Encore du sublime au féminin pour la Soudanaise Alsarah accompagnée de son groupe, les Nubatones, ainsi que pour l’Egyptienne Hind Ahmad, dont la présence aux côtés du groupe Orange Blossom fut le plus précieux des joyaux. Le tout jeune groupe N3rdistan nous a transportés avec ses sonorités électro mêlées à des textes de grands poètes arabes. Mashrou’ Leïla nous a fait vibrer de son un rock empreint d’émotion … et tant d’autres … ceci n’est qu’un très bref aperçu de la programmation Arabesques 2015. Des femmes de scène, des hommes de scène qui s’offrent au public, une symbiose digne de la mystique soufie et de sa recherche d’unicité, le tout à très grande hauteur d’Oum Kalsoum.
Une démarche exceptionnelle, un succès réel, autant dans la programmation que dans l’organisation, que dans la fréquentation. Pourtant, on ne peut s’empêcher de remarquer le manque d’attention réelle de la part des médias officiels, d’un côté comme de l’autre. Bien sûr, quelques articles et émissions spécialisés, ciblés, mais ne serait-il pas temps, justement aujourd’hui, de relayer ce genre d’informations à une plus grande échelle ? D’offrir quelques retouches bien méritées à l’image mise à mal de toute une culture et des humains qui en sont ? de remettre en question ses supposés « fossés » entre les civilisations ?
Sur les ondes, on se gargarise : Cannes, Le Printemps des Comédiens Avignon. Le festival Arabesques ne mérite-t-il pas de place de choix dans le paysage culturel ? On se plaint tellement de la passivité des « musulmans modérés », terminologie contestable parmi tant d’autres. Une initiative d’une telle envergure n’est-elle pas la plus belle des ripostes aux intégrismes ? Le plus éloquent des témoignages de possibles synergies ?
Par ailleurs, de l’autre côté de la Méditerranée, en Egypte par exemple, qui a parlé de ce grandiose hommage à la grande dame, pourtant monument national ? Du succès de Kawkab Al-Charq, orchestre de l’Opéra du Caire ? Du public en extase devant Hind Ahmad, jeune chanteuse égyptienne ? Pourquoi n’exprimons-nous pas de fierté, à l’échelle nationale, face à des artistes capables d’inspirer, d’émouvoir bien au-delà des frontières ? Ne pouvons-nous revendiquer d’autres émotions suscitées que la déception et la peur ? Pourquoi acceptons-nous de faire rimer monde arabe avec horreur ?
Les médias de tous bords dans leur mission informatrice se doivent de relayer un tel événement, au même titre et avec la même force que ces mêmes médias s’empressent de relayer le plus tragique des événements.
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